vendredi 6 avril 2012

LÉO FRÄNKEL.




LÉO FRÄNKEL

Discours lu par Maxime Jourdan le 28 février 2004 sur la tombe de Fränkel.

Chers amis, chers camarades

                Nous voici réunis devant cette sépulture pour célébrer le 160e anniversaire de la naissance de l’ouvrier hongrois Léo Fränkel. Par son courage et son abnégation, sa générosité et son sens aigu du sacrifice, Fränkel demeure une figure incontournable de la Commune – cela va de soi – mais plus largement encore du mouvement ouvrier international. Cette vie, tout entière dédiée à l’affranchissement des travailleurs, nous allons tenter d’en restituer les grandes lignes, d’en revisiter les étapes les plus marquantes.
                Né le 28 février 1844 dans un faubourg de Budapest, Léo Fränkel est le quatrième fils d’un médecin réputé. Au cours de son adolescence, il parcourt la France et l’Allemagne pour parfaire son apprentissage du métier d’orfèvre. De visite à Londres en 1867, il rencontre Karl Marx qui exercera, sa vie durant, une influence décisive sur sa pensée et son action politiques. La même année, il s’établit à Lyon où il adhère à l’Association internationale des travailleurs. Il gagne ensuite Paris, se lie d’amitié avec Varlin et se jette à corps perdu dans toutes les luttes que mène la classe ouvrière contre le Second Empire.
                À la fin du mois d’avril 1870, les principaux dirigeants de l’Internationale – parmi lesquels Fränkel – sont arrêtés et inculpés de complot et d’appartenance à une société secrète. À ses juges qui dénaturent ou diffament les intentions de l’Association, Fränkel déclare :
                « L’Association internationale n’a pas pour but une augmentation du salaire des travailleurs, mais bien l’abolition complète du salariat, qui n’est qu’un esclavage déguisé. »
Et poursuit :
                « L’Internationale considère que tout mouvement politique doit être subordonné à son but, lequel est social. »
Condamné le 9 juillet 1870 à deux mois de prison, il est écroué à la maison correctionnelle de Beauvais le 28 août. La proclamation de la République le délivre.
                De retour à Paris, il s’enrôle dans une compagnie de guerre d’un bataillon de la Garde nationale, adhère au Comité central républicain des vingt arrondissements et prend régulièrement la parole au club de la Reine-Blanche dans le XVIIIe arrondissement. Avec Varlin, il s’attelle à une rude besogne : reconstituer les sections parisiennes de l’Internationale désorganisées par la guerre et le Siège. À la veille des élections législatives du 8 février 1871, il intervient au Conseil fédéral de l’Internationale pour que soit dressée une liste des candidats socialistes révolutionnaires. Il faut, estime Fränkel, que les Internationaux ouvriers puissent faire entendre leur voix à la Chambre.
                Mais entre le Paris républicain et l’Assemblée réactionnaire issue des urnes, il n’est pas d’entente ni de compromis possibles. Au début du mois de mars, la capitale entre en ébullition ; elle ne reconnaît plus l’autorité du gouvernement qui n’a de cesse de l’outrager, de l’humilier. Le 18 mars, Thiers engage l’épreuve de force mais son coup de main fait long feu. Il est contraint de s’enfuir à Versailles, avec le gouvernement à sa remorque. Paris est désormais aux mains de la Garde nationale.
                Sans la moindre hésitation, Fränkel se range aux côtés de la Révolution. Le 22 mars, toujours avec Varlin, il intervient pour que l’Internationale renforce le Comité central de la Garde nationale de toute sa force morale. Le 26 mars, il est élu membre de la Commune pour le XIIIe arrondissement. Le 29, il entre à la Commission du Travail et de l’Échange dont il devient la cheville ouvrière. À la même date, la Commission de vérification doit statuer sur la validité de son élection. À la question « Les étrangers peuvent-ils être admis à la Commune ? », la Commission fait une réponse qui traduit à merveille l’internationalisme de l’insurrection parisienne :
                « Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ; considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent… la Commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis, et vous propose l’admission du citoyen Fränkel. »
Aussitôt Fränkel annonce à Marx la bonne nouvelle ; dans sa lettre du 30 mars, il se réjouit de son élection « non pour des raisons personnelles » mais parce qu’il apprécie « son importance internationale ».
À la Commission du travail et de l’Échange, Fränkel déploie un zèle et une énergie remarquables. C’est sous son impulsion qu’est promulgué l’un des plus importants décrets de la Commune. Ce décret, mieux connu sous le nom de « décret du 16 avril », institue une Commission d’enquête chargée de dresser la statistique des ateliers vacants. La Commission devra présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation des ateliers abandonnés, par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés. Enfin, elle devra élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières.
                Certains historiens ont injustement qualifié ce décret de timoré. Qu’on veuille bien prendre la peine de le replacer dans son contexte, de l’examiner à l’aune des mentalités de l’époque et ce décret apparaît comme singulièrement audacieux, pour ne pas dire franchement révolutionnaire. Car en remettant les moyens de production aux travailleurs, il portait atteinte aux privilèges du patronat et au sacro-saint droit de propriété.
                L’action de Fränkel au sein de la Commission du Travail et de l’Échange est unanimement appréciée. Sa compétence lui vaut d’être nommé, le 20 avril, délégué au Travail, à l’Industrie et à l’Échange. Le voilà, de fait, à 27 ans, ministre du travail du premier État ouvrier.
                Dans la séance de la Commune du 23 avril, les délégués à l’habillement militaire, Evette et Lazare Lévy, soumettent à Fränkel un rapport dénonçant l’odieuse exploitation subie par les ouvriers de la confection. Le délégué au Travail décide alors que les prix seront fixés arbitrairement avec l’Intendance, la Chambre syndicale de la corporation, et une délégation de la Commission du Travail et de l’Échange. La Commune ne consentira à passer commande à des entrepreneurs privés que si elle ne trouve pas d’association ouvrière avec laquelle elle pourrait traiter directement. Voici les conclusions auxquelles parvient Fränkel :
                « Il est inutile et immoral d’avoir recours à un intermédiaire qui n’a pas d’autres fonctions que de prélever un impôt sur la journée des travailleurs qu’il occupe : c’est continuer l’asservissement des travailleurs par la centralisation du travail entre les mains de l’exploiteur ; c’est continuer les traditions esclavagistes du régime bourgeois, ennemi acharné, par intérêt, de toute émancipation de la classe ouvrière. »
                Conscient de l’ampleur et de la difficulté de la tâche à accomplir, du poids des responsabilités qui pèsent sur lui, Fränkel trouve en Marx un allié précieux et un conseiller avisé. Le 25 avril, il lui écrit :
                « Je serais très heureux si vous vouliez, d’une façon ou de l’autre, m’assister de vos conseils, car à présent je suis pour ainsi dire seul, seul responsable pour toutes les réformes que je me propose d’introduire dans le ministères des Travaux publics. »
Marx engage Fränkel à adopter toutes les mesures sociales immédiatement possibles.
                Fränkel s’exécute sans plus attendre. Le 27 avril, il supprime les retenues sur salaires, instrument du despotisme et de l’arbitraire patronaux. Une semaine auparavant, il avait déjà aboli le travail de nuit pour les ouvriers boulangers. À ceux qui lui reprochent d’avoir rendu ce décret sans avoir préalablement consulté les patrons, il rétorque :
                « Nous sommes ici non pas seulement pour défendre des questions de municipalités, mais pour faire des réformes sociales. Et pour faire ces réformes sociales, devons-nous d’abord consulter les patrons ? […] Non ! Je n’ai accepté d’autre mandat ici que celui de défendre le prolétariat, et, quand une mesure est juste, je l’accepte et je l’exécute sans m’occuper de consulter les patrons. »
                Dans ses fonctions de délégué au Travail, Fränkel se montre résolu, consciencieux, infatigable. Exigeant avec ses collègues comme avec lui-même, il devient intransigeant, implacable lorsqu’il considère que l’inertie ou la mauvaise volonté de certains entravent la marche de la Révolution. C’est le cas lors de la séance du 12 mai. Justifiant ses positions antérieures sur les marchés de l’habillement militaire, il s’indigne de la lenteur de leur application.
                « Je n’ajouterai que quelques mots, dit-il. Nous ne dévons pas oublier que la Révolution du 18 mars a été faite exclusivement par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune. »
Le même jour, il demande que soit instaurée la journée de huit heures. Il n’obtient pas gain de cause mais il avait réussi à imposer auparavant la journée de dix heures aux ateliers de réparation d’armes du Louvre.
                Sur les bancs de l’Assemblée communale, Fränkel est animé d’un sens politique qui ne se dément jamais. En toutes circonstances, il fait preuve d’un discernement et d’une clairvoyance irréprochables. Pragmatique, il vote le 1er mai pour la création d’un Comité de Salut public. Mais non sans restrictions. Voici sa position exacte :
                « Quoique je ne voie pas l’utilité de ce Comité, mais ne voulant pas prêter à des insinuations contraires à mes opinions révolutionnaires socialistes, et tout en réservant le droit d’insurrection contre ce Comité, je vote pour. »
Constatant l’inefficacité du Comité de Salut public et fidèle à sa ligne de conduite, il déclare le 15 mai :
                « En votant pour le Comité de Salut public, je me suis réservé le droit de juger. J’use de ce droit en me ralliant à la déclaration de la minorité. Je veux avant tout le salut de la Commune. »
À Paschal Grousset qui le traite, lui et les minoritaires, de « Girondins », il adresse cette réplique cinglante :
                « Si vous nous appelez Girondins, c’est que probablement, vous vous couchez et vous levez avec le Moniteur de 93, c’est assurément la raison qui vous empêche de voir quelle différence il y a entre des bourgeois et nous, socialistes révolutionnaires. »
                Le 21 mai, jour de l’entrée des troupes versaillaises dans Paris, la Commune juge le général Cluseret. Une nouvelle fois, Fränkel s’illustre par sa lucidité et sa circonspection :
                « Pour ma part, dit-il, je ne crois pas à la trahison de Cluseret mais, en temps de révolution, quand un général, soit par négligence soit par incapacité, compromet les intérêts qui lui sont confiés, on doit toujours l’arrêter. […] Si celui-ci est innocent, qu’on le mette en liberté, mais qu’on ne lui confie, dans aucun cas, un commandement quelconque. »
                Pendant la Semaine sanglante, Fränkel prend part aux combats de rue. Il est blessé, à deux reprises, le 25 mai à la barricade de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Sauvé par la Russe Élisabeth Dmitrieff, il parvient à fuir la répression et à gagner Genève en juin 1871. À la fin du mois d’août, il se rend à Londres et assiste à la conférence de l’Internationale du 17 au 23 septembre.
                Le 19 novembre 1872, le 6e Conseil de Guerre le condamne à mort par contumace, après l’avoir accusé à tort de complicité d’incendie et de complicité d’assassinat dans l’affaire des dominicains d’Arcueil. Les autorités anglaises refusent son extradition, le gouvernement français se montrant incapable d’établir sa culpabilité.
                Secrétaire correspondant de l’Internationale pour l’Autriche-Hongrie, il participe au Ve Congrès de l’Internationale à la Haye, où il prend le parti de Marx contre celui de Bakounine.
                En 1876, il retourne en Hongrie où il emploie son temps et son énergie à édifier les bases du parti ouvrier social-démocrate hongrois. En février 1877, il fonde La Chronique hebdomadaire des ouvriers, dont il est le rédacteur en chef. Dans l’un de ses articles, il revient sur l’épisode de la Commune et donne de l’insurrection une définition admirable :
                « La Révolution dont la naissance fut fêtée le 18 mars à Montmartre ne fut pas seulement une révolution de plus, venant après tant d’autres ; elle fut une révolution nouvelle, avec un but tout nouveau. Une révolution nouvelle parce que révolution ouvrière. La Commune ne chercha pas seulement à fonder et à consolider une République, elle voulait créer une République basée sur le travail. […] Son but était de mettre fin à l’exploitation de l’homme et à la domination de classe. […] Le grand idéal qui animait les combattants de la Commune continuera à se répandre jusqu’au jour où il conduira les opprimés à la victoire finale et réalisera la libération de la classe ouvrière. […] »
                En février 1882, Fränkel est condamné à deux ans et demi de prison pour avoir rédigé un article dans lequel il exhortait à la solidarité entre l’armée et le peuple. À sa libération, il se rend à Vienne où il collabore à divers journaux socialistes autrichiens.
                En 1889, il s’installe définitivement à Paris, ville qui occupe dans son cœur une place toute particulière. Il participe à la création de la IIe Internationale et assiste à ses congrès. Il se marie en 1892 et aura deux enfants. Il collabore à L’Égalité de Jules Guesde et à La Bataille de Lissagaray. Il est correspondant du Vorwärts de Leipzig et administrateur de L’Ère nouvelle, revue de Paul Lafargue. En dépit de ces multiples collaborations, sa famille et lui vivent dans le plus complet dénuement.
                Acquis aux idées de Marx mais partisan d’un socialisme fédérateur, Fränkel s’est souvent heurté à l’incompréhension voire à l’hostilité des dogmatiques, sectaires et autres « gardiens de la foi ». Ces polémiques l’affectaient cruellement et il devait mourir sans avoir pu assister à la réalisation de l’unité socialiste pour laquelle il avait tant œuvré.
                Affaibli par des années de lutte, il contracte à la fin de l’année 1895 une pneumonie. Entré à l’hôpital Lariboisière le 2 janvier 1896, il y décède le 29 mars. Il est inhumé au Père Lachaise le 2 avril 1896. Une assistance nombreuse se presse à ses obsèques. Édouard Vaillant et Charles Longuet y prononcent des discours, et Gérault-Richard lit son testament :
                « Ayant vécu en libre penseur, je veux mourir de même. Je demande donc qu’aucun prêtre d’aucune Église n’approche de moi, soit à l’heure où je meurs, soit à mon enterrement pour “sauver” mon âme. Je ne crois ni à l’enfer,  ni au ciel, ni aux châtiments ni aux récompenses dans un autre monde. […] Je meurs sans crainte. Mon enterrement doit être aussi simple que celui des derniers crève-de-faim. La seule distinction que je demande c’est d’envelopper mon corps dans un drapeau rouge, le drapeau du prolétariat international, pour l’émancipation duquel j’ai donné la meilleure part de ma vie et pour laquelle j’ai toujours été prêt à la sacrifier. »
                Saluons, mes amis, la bravoure et la détermination de l’homme qui repose à nos pieds. Cet homme fut tout dévoué au triomphe de la Révolution sociale. Fuyant les vaines querelles et les discussions stériles pour privilégier l’action, ne dissociant jamais la théorie de la pratique, joignant sans cesse la parole aux actes, doué d’un sens de l’organisation inestimable, d’une maturité politique étonnante pour l’époque, presque anachronique, serions-nous tentés de dire. Assurément, Fränkel compte parmi les meilleurs éléments de la Commune.
Puisse cette commémoration contribuer à perpétuer sa mémoire.
Puisse cet hommage contribuer à perpétuer le souvenir de la Commune, et de ses idéaux les plus nobles : la souveraineté absolue du peuple, la liberté, la justice et l’égalité sociales.

Vive la République démocratique et sociale !
Vive la Commune !


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