dimanche 27 janvier 2013

NOUS GAGNERONS LA GUERRE!



BATAILLE DES PLAINES D’ABRAHAM : 
MYTHES ET RÉALITÉS

Les deux siècles qui ont suivi la Bataille des Plaines d'Abraham ont surtout confirmé la défendabilité naturelle du territoire québécois. La géographie a joué et joue encore un rôle important.

Par JRM Sauvé - TRIBUNE LIBRE 10 mai 2002

Nous avons le devoir de respecter la mémoire des générations qui nous ont précédés et qui ont trimé tellement dur pour faire du Québec un des plus beaux pays du monde. Cette réussite est la nôtre.

Depuis deux siècles et demi, les United Empire Loyalists et leurs valets exploitent la bataille des plaines d’Abraham pour semer le défaitisme et le nihilisme dans la population des descendants des colons de Nouvelle France établis dans la vallée du Saint Laurent. Ils font de même en Irlande avec la bataille de la Boyne du 12 juillet 1690 et en Écosse avec celle de Culloden le 16 avril 1746. Exploiter l’ignorance et les peurs ataviques pour se maintenir au pouvoir est une méthode qui n’est pas encore dépassée dans certains milieux. Au Québec, nous avons intérêt à réexaminer cette bataille dans son contexte afin de savoir exactement à quoi nous en tenir à son sujet.

Comme la politique toute guerre, avec ou sans armes, c’est-à-dire militaire ou diplomatique, est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Le sentiment et le ressentiment ne servent qu’à inciter les combattants à poursuivre la guerre sans se poser de questions sur les enjeux réels qui la motivent ou la justifient. Toutes les guerres ont pour enjeu le pouvoir et la possession des richesses, y compris l’inféodation des populations appelées à travailler pour le prestige et l’enrichissement des vainqueurs. Même les guerres de religion sont en réalité des guerres de pouvoirs, d’influences et de possessions. Elles n’ont rien à voir avec la spiritualité. La religion comme telle, qui n’est pas cause de guerre (casus belli), est exploitée pour augmenter le ressentiment contre l’adversaire, qu’on veut déposséder ou obliger à plier. Comme l’enseigne Klauzewitz avec justesse, la guerre est essentiellement un acte de violence destiné à briser la volonté d’un adversaire et à le soumettre. Non à cause de sa religion mais à cause de ce qu’il possède ou représente. Les vrais enjeux sont terre à terre.

L’ACCESSIBILITÉ COMME FACTEUR

Le pouvoir est complètement dans ses communications. Car pouvoir veut dire pouvoir d’agir avec envergure, de contrôler et de soumettre et en même temps, de refuser ou d’interdire cette capacité aux autres. Il est primordial de comprendre cet axiome de base avant d’aller plus loin.

Comme le pouvoir est complètement dans ses communications, toutes les batailles, où presque, se produisent dans les zones de communications des États concernés. Les combinaisons savantes sont rares et tous les coups, ou presque, sont portés en ligne droite vers l’adversaire, surtout à cause de la logistique qui gouverne la marche des armées. De sorte qu’une bataille gagnée ou perdue demeure un incident parmi beaucoup d’autres dans le jeu quasi perpétuel des rapports de forces et des intérêts entre États.

S’ils en avaient été capables, les Anglais et les Loyalistes nous auraient exterminés, comme ils ont tenté d’exterminer les Irlandais, les Écossais celtiques, les Acadiens et les Boers d’Afrique du Sud. Le génocide ne dérange pas la conscience anglaise et loyaliste. Pourtant, selon Klauzewitz, la guerre est un acte de violence destiné à contraindre un adversaire à exécuter notre volonté. Comme la politique et la diplomatie, elle est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Elle a pour objet d’exploiter la richesse productive des autres, non de les exterminer. Il n’y a de guerre qu’entre États qui disposent d’une puissance d’action d’envergure, entraînée par leur force d’inertie. En conséquence, il est très difficile de l’éviter lorsque des intérêts multiples sont en cause. D’où nécessité d’imposer des principes, des limites et des paramètres sévères à la guerre, afin de limiter les objectifs à l’essentiel et éviter que le conflit ne se prolonge pendant des décades et des siècles. Il faut surtout savoir quand arrêter et retourner aux négociations. En fait, selon le grand auteur chinois Sun Tsu, l’idéal consiste à gagner une guerre sans lancer une seule pierre. Mais ce n’est pas toujours possible, surtout lorsqu’on a affaire à des ambitieux qui se croient supérieurs aux autres, qui veulent dominer le monde entier et qui exterminent ou tentent d’exterminer ceux qui leur résistent. Parmi ces ambitieux, bâtisseurs d’empires, les Anglais et les Loyalistes occupent une place connue dans le monde.

Leur réussite leur vient surtout du fait que leurs victimes ne savent pas qu’elles possèdent tout ce qui leur faut pour se défendre, efficacement (à court terme) et effectivement (à long terme). Par-dessus tout, il leur manque l’État, avec sa puissance d’action, de même que la volonté et la conscience nécessaires pour réussir avec une économie maximale de moyens et d’efforts, sans sacrifices inutiles et sans gaspillage de ressources. D’où nécessité de la discipline collective, seule véritable force selon Sun Tsu, discipline suivant laquelle chacun abdique de son petit moi tyrannique pour le bien général.

On ne gagne pas de guerre organisée avec des tribus et des clans. Il nous faut l’État et nous ne l’avions pas, les Irlandais et les Écossais non plus. Dans les conditions géographiques, naturelles et favorables qui leur sont propres, l’Écosse, l’Irlande (au complet, pas seulement l’Irlande du sud) et le Québec ont tout ce qu’il leur faut pour être souverains, reconnus et respectés, mais il faut au préalable les assises de nos propres États.

En effet, si les Anglais et les Loyalistes n’ont pas réussi, c’est parce que les conditions géographiques, ethnographiques et historiques leur ont fait obstacle et leur font encore obstacle. De sorte que maintenant, contrairement à leur intention première, nous sommes presqu’en position de force devant eux. Nous le serons après la souveraineté, avec notre propre programme de défense. Les Anglais ont déporté les Acadiens pour donner leurs terres à leurs propres ressortissants. Avec nous, Québécois, ils doivent se contenter d’user d’expédients, tels que le chiffon rouge, la propagande, les lois arbitraires, l’intimidation, le bluff, la peur devant les conséquences de la bataille des plaines d’Abraham et aussi de l’intervention armée de 1837-38 avec la déportation des patriotes et l’exécution de plusieurs autres. Cette peur est entretenue par la propagande officielle.

Maintenant, cette peur est en train de se transformer en colère froide et en détermination de notre part d’agir avec efficacité dans l’instant, tout en prévoyant le long terme. Nous savons que les réactions primitives ne mènent nulle part. Ce qui compte pour nous, c’est le fait que, non seulement nous avons survécu à la domination et aux menaces des Anglais et des Loyalistes, alors que les Irlandais, les Écossais et les Gallois en ont souffert beaucoup plus que nous, que les Acadiens ont été déportés comme du bétail, que les Yankees se sont mis en colère et ont réalisé l’indépendance de leur peuple et la création d’un nouveau pays, mais ce qui est encore plus important, nous sommes devenus un peuple, une nation et un État nouveaux dans l’échiquier complexe du monde actuel. Tout ce que nous avons fait s’est accompli envers et contre l’hostilité outrée des Anglais et surtout des United Empire Loyalists qui dominent la scène politique et économique au Canada et qui ne lâcheront pas prise à moins qu’on leur casse les dents. Une telle réussite vient de notre intraitable détermination de vivre et d’agir par nous-mêmes, à laquelle s’ajoutent des conditions géographiques, historiques et formelles favorables à l’exécution de nos projets, conditions qui ont échappé à nos ennemis séculaires. Voilà pourquoi nous jetons sur la bataille des plaines d’Abraham un regard technique et froid.

Au Québec, ce qu’on a appelé la Conquête anglaise et loyaliste ne s’est pas achevée avec la bataille des plaines d’Abraham. La capture de Québec n’était pas la capture de toute la Nouvelle France. Huit mois après les plaines d’Abraham, une expédition partie de Montréal gagna en 1760 la bataille de Sainte-Foy, la dernière contre les Anglais. Le sud du Québec a résisté encore longtemps par la suite, mais lorsque de nouvelles armées anglaises, plus nombreuses, sont parties des Treize colonies pour remonter jusque dans le Saint-Laurent, la poursuite de la guerre n’était plus possible pour nous. Il a fallu cesser de se battre et attendre les résultats des tractations diplomatiques qui se passèrent en Europe, au terme de la guerre de Sept Ans, sans intervention de notre part. Nous étions à cette époque une population de colons inféodés au gouvernement de Paris, travaillant pour la Monarchie française et ses intérêts depuis 150 ans, pas encore un peuple, ni une nation ou un État capable de pourvoir à nos propres intérêts.

En quittant le Saint-Laurent, la stratégie française avait d’autres plans, qui avaient pour objectifs les Antilles et le golfe du Mexique, jugés plus favorables à la colonisation et au développement des intérêts français en Amérique que le golfe Saint Laurent. C’est pourquoi la France déménagea son centre de gravité en Amérique du nord du golfe et du fleuve Saint-Laurent par la mer des Antilles et le golfe du Mexique et par ce chemin la Louisiane et le Mississipi. C’était une erreur, évidente maintenant que nous examinons les événements avec 242 ans de recul. Mais notre but n’est pas d’en faire la critique, seulement d’en tirer des leçons pour nous-mêmes. Par-dessus tout, nous devons savoir jusqu’à quel point la géographie est importante en stratégie, afin de mieux apprécier le Québec pour lui-même. Soulignons que, lorsque nous parlons de stratégie, il ne s’agit pas que de stratégie militaire, mais toute la stratégie d’un État. Qu’elle soit commerciale, politique, diplomatique ou militaire, la stratégie demeure la même et obéit aux mêmes principes universaux. Ce qui diffère, c’est la tactique, mais la tactique a aussi ses principes et il est important de les connaître.

En effet, la périphérie Nord-est de l’Amérique du nord, qui gravite autour du golfe et du fleuve Saint-Laurent, est relativement facile à défendre avec un minimum d’efforts et de moyens. Champlain l’avait réalisé dès les débuts. Par contre, la région est rude, recouverte d’obstacles naturels, froide et difficile à coloniser et à développer. Elle n’est pas économique, en ce sens qu’il faut fournir beaucoup d’efforts, de temps et de dépenses de moyens avant d’obtenir des résultats plutôt faibles, alors qu’une région naturellement économique, comme par exemple la côte américaine de l’Atlantique, permet de produire beaucoup avec un minimum d’efforts et de dépenses. Inversement, les Antilles et le golfe du Mexique offraient d’indéniables avantages par rapport au Saint Laurent. Une flotte et une armée françaises sur place en assureraient la défense.

Donc, les stratèges français, dont Vergennes, ont décidé d’abandonner le Saint-Laurent pour les Antilles et le golfe du Mexique, plus profitables à court terme. En le faisant, ils coinçaient les forces françaises entre deux ennemis redoutables : les Anglais qui occupaient la côte de Nouvelle Angleterre et pirataient vers le sud, et, les Portugais et les Espagnols s’étaient déjà emparés des régions méridionales. Tout deux étaient déterminés à garder les territoires concédés par le traité de Tordesillas, signé entre le Pape Alexandre VI, l'Espagne et le Portugal en 1494.

L’Angleterre et Espagne avaient intérêt à concentrer leurs efforts dans les Antilles et à en chasser les Français. La France, au cours des discussions diplomatiques qui ont précédé le traité de Paris du 10 février 1763, aurait pu reprendre le Saint-Laurent et les Anglais auraient déménagé leurs forces armées vers le sud, afin de les concentrer contre les Espagnols. Dans ce cas, la bataille des plaines d’Abraham n’aurait été qu’un accident de parcours, tant pour les Français, les Anglais et nous, Québécois, qui avions planté nos racines dans ce pays neuf. De toute évidence, le golfe Saint-Laurent, dangereux pour la navigation et fermé huit mois par année par des banquises, n’intéressait personne et Québec non plus, trop peu habité et développé.

La question qui se pose est cependant celle-ci : est-ce que la France et l’Angleterre de l’époque a prévu la révolte des Yankees et la guerre de l’Indépendance américaine? Une guerre ne surgit pas du jour au lendemain. On peut la voir venir vingt et même trente ans d’avance. Depuis longtemps, la révolte grondait chez les Yankees, exaspérés par les abus de pouvoirs de l’Angleterre. Cette révolte n’avait rien à voir avec la religion puisque les Yankees sont des Anglo-protestants comme les Anglais. La politique est d’abord affaire d’intérêts et de rapports de forces. Elle n’est pas toujours caractérisée par l’effectivité, qui consiste à prévoir les conséquences à long terme de ses décisions et ses actes. Les Anglais se montrèrent intraitables et ne voulurent ni céder ni dévoluer. Même dans ce cas, la révolution, qui consiste à chasser une classe politico-économique et la remplacer par une autre, ne survient pas soudainement, mais peut exiger beaucoup de temps avant de se manifester et agir. Cela se voit maintenant au Québec, aux prises avec la classe centraliste et unitaire d’Ottawa. Les peuples sont amorphes et ne suivent leurs nouveaux dirigeants que lentement. Néanmoins, en 1760, George Washington, Benjamin Franklin et les autres initiateurs de la révolution américaine étaient nés, adultes, actifs et conscients des enjeux coloniaux et des possibilités, faibles mais réelles, de chasser les Britanniques d’Amérique du Nord et créer un État nouveau. Si les bureaucrates de Paris et de Londres ne le voyaient pas, les généraux anglais qui s’activaient sur le terrain devaient s’en rendre compte.

En partant, on ne peut juger d’une guerre à partir d’une victoire ou une défaite tactique, envisagée hors contexte. Car une bataille n’est qu’un moment dans une guerre qui se prolonge loin dans l’espace et dans le temps et dont la durée peut atteindre plusieurs siècles, quels que soient les traités et les accords qui prétendent y mettre fin. La bataille des plaines d’Abraham, qui a eu lieu le 13 septembre 1759, alimente encore le fatalisme, le défaitisme et le nihilisme québécois, toujours présents dans le discours, sous forme de clichés, métaphores et autres procédés réductifs, simplistes, lénifiants et débilitants. La même bataille et son interprétation commode pour les pouvoirs en place, sert utilement les fins des United Empire Loyalists, héritiers présomptifs du Canada comme du Commonwealth, qui exploitent la même veine en Irlande, avec la bataille de la Boyne du 12 juillet 1690, et en Écosse, avec la bataille de Culloden du 16 avril 1746.

Ces mêmes Loyalistes, présents depuis longtemps dans le paysage, ont également tenté d’exploiter la guerre de l’indépendance américaine et plus tard la guerre des Boers à leur avantage, mais sans succès. Dans la même perspective, qu’attendons-nous, OUI, NOUS, Québécois, pour réclamer toute l’Angleterre comme notre possession, puisque nos ancêtres ont gagné la bataille de Hastings contre les Saxons en 1066, à la suite de laquelle ils ont dominé la Grande Bretagne pendant quatre siècles. Ce coup militaire et politique des Normands, Bretons et autres occupants des côtes de la France maritime, prouve leur exceptionnelle habileté comme entrepreneurs, tant dans la construction des navires, que la navigation en mer et surtout la construction de ces pouvoirs de grande envergure qu’on appelle des États.

La bataille des plaines d’Abraham n’était pas leur affaire à eux, pas plus qu’à nous, Québécois descendants de la même souche. Elle était l’affaire des politiciens et faiseurs de stratégies de Paris, que le peuple français n’aimait guère et qu’il a renversés avec grande fureur trois décades plus tard, après de nouvelles erreurs intolérables. Les grands personnages de ce monde ne sont pas nécessairement les plus compétents pour conduire des affaires publiques de grande envergure, pas davantage hier qu’aujourd’hui. Quant a nous, dont les ancêtres étaient isolés et sans défense dans le Saint-Laurent, c’était une autre affaire, en fait, NOTRE affaire et non les affaires de la Monarchie française, somptueusement installée à Paris, avec ses bureaucrates peu compétents. Ne nous trompons pas cependant à leur sujet. Même s’ils ont perdu la bataille des plaines d’Abraham par leur faute, ils se sont rattrapés ensuite, pour appuyer les Yankees dans la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Sans l’appui de la France de ce temps-là, les Yankees auraient perdu leur guerre et Washington et ses patriotes auraient fini pendus d’une manière encore plus dégradante et plus ignominieuse que ne l’a été Louis Riel. Mais c’est là une autre dimension d’un problème qui nous concerne tous. Québécois, Canadiens français, Acadiens, Français, Canadians et Américains.

Puisque les Anglais et les Loyalistes se réclament de la bataille des plaines d’Abraham pour nous diminuer et nous soumettre, nous pourrions au moins nous réclamer de notre victoire à Sainte-Foy le 18 avril 1760, huit mois après celle des plaines d’Abraham, pour refuser de plier et nous mettre à plat ventre devant ceux que le général Jacques Dextraze appelait « nos maîtres ». Cette épithète, je l’ai entendue aux débuts d’avril 1968, à Valcartier, lors d’une cérémonie de passation de commandement au Troisième Bataillon Royal 22e Régiment, dont je faisais partie en tant que capitaine d’infanterie et parachutiste. Le général s’inquiétait du nombre de soldats, sous-officiers et officiers devenus souverainistes dans le régiment, sans doute avec raison, comme on a pu le vérifier plus tard, à l’élection qui porta le Parti Québécois au pouvoir le 15 novembre 1976 et au référendum du 20 mai 1980. En fait, ce que nous disait ce général Québécois, c’était de ne pas manifester d’impatience alors que nous n’étions pas encore en position de force même au Québec. C’était un bon conseil et nous l’avons retenu. À nous de célébrer les batailles de Hastings, de Sainte-Foy et de Châteauguay pendant que les Loyalistes continuent de célébrer celle des plaines d’Abraham.

En effet, fin octobre 1813, nous avons encore fait la preuve de nos aptitudes militaires avec la bataille de Châteauguay. Cette victoire, comme les autres, nous ne l’avons jamais exploitée à des fins politiques, ne serait-ce que pour nous reconnaître et nous faire reconnaître en tant que peuple, nation et État. Cependant, une victoire militaire même de grande envergure, ne constitue qu’un seul facteur dans le développement d’un statut collectif orienté vers une reconnaissance de fait comme de droit (de facto et de jure) d’un État donné, peu importent ses dimensions. D’autres facteurs entrent en ligne de compte et il est temps pour tous les Québécois d’en prendre conscience.

AU-DELÀ DE LA TACTIQUE ET LA STRATÉGIE MILITAIRES ; LA GÉOPOLITIQUE

En effet, comment se fait-il que nous, Québécois, majoritairement descendants des colons sacrifiés par la Monarchie française au terme de la guerre de Sept Ans, avons non seulement survécu mais ce qui est encore plus important, progressé jusqu’à devenir un peuple, une nation et un État nouveaux dans l’échiquier du monde actuel? Nous ne sommes pas une tribu, ni un clan, mais un peuple que nos adversaires s’acharnent à ne pas reconnaître. Après cinq siècles de défrichements, développements et mises en valeur de notre territoire, nous avons fait du Québec notre foyer national. Avec le capital constitué par des siècles de travail, nous avons acheté presque tous les domaines pris en possession par les Loyalistes écossais, irlandais, gallois et anglais qui vivaient sur notre territoire et qui sont partis vers l’Ontario méridional afin de constituer l’Establishment qui exerce un contrôle cryptique et massif sur l’économie canadienne actuelle.

Nous sommes déjà très loin de la bataille des plaines d’Abraham et les enjeux ne sont plus les mêmes. Notre progression s’est accomplie envers et contre l’hostilité anglaise et loyaliste et les menaces qui ont continuellement pesé sur notre existence et notre devenir. Quant aux progressions des Loyalistes, les maîtres du Canada depuis la fin de la guerre de l’indépendance américaine, elles se sont accomplies avec un minimum de guerres contre les Américains et contre nous, grâce en majeure partie à l’immensité de l’espace continental canadien et à ses caractéristiques, déjà expliquées en détails dans Géopolitique et avenir du Québec (Guérin1994) et que nous reprendrons pour les besoins de la cause. Dans ce vaste contexte, la bataille des plaines d’Abraham n’a constitué qu’un seul événement parmi beaucoup d’autres de plus grande importance, que la propagande officielle cherche à masquer.

STRATÉGIE GÉNÉRALE

En partant, qu’on se rappelle quelques axiomes géopolitiques dont l’importance est capitale pour comprendre notre histoire et expliquer nos statuts actuels. Le premier de ces axiomes s’énonce comme suit : la politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité, non d’idéologies, de sentiments et de ressentiments dont on abreuve les peuples pour les faire marcher. Or, il n’est jamais facile d’identifier dans les faits les jeux d’intérêts et de rapports de forces, pour la simple raison que les concernés gardent leurs petits secrets pour eux et ne les révèlent qu’en partie à leurs collaborateurs. Par contre, qui a étudié la géopolitique à fond peut percevoir ces jeux d’intérêts sans envoyer aucun espion nulle part.

Tout se sait, tout est connu, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, mais personne, ou presque, ne le réalise. Le grand échiquier des rapports de forces et des jeux d’intérêts dans le monde est complètement dans la géographie, que peu de Québécois connaissent parce qu’ils n’en voient pas l’utilité. C’est pourquoi la géopolitique, qui étudie systématiquement les États du monde de même que la croissance et la décadence des pouvoirs qui habitent la terre, relève de la géographie et non de la politicologie, sociologie ou économie politique. La géographie est une science de contextes et non d’idées, d’idéaux ou idéologies. Entre autres, elle a pour fonction de remettre les guerres et les batailles dans leurs contextes respectifs, afin d’en tirer quelques conclusions pratiques pour les temps actuels.

LE TEMPS ET LE LIEU D’UNE GUERRE

Aucune guerre ne surgit spontanément. L’hostilité naît d’abord dans l’esprit et s’envenime par des mots, des jugements et des décisions arbitraires, qui aggravent les conflits autour desquels s’opposent des intérêts convergents. Comme la politique, la guerre est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Mais le jeu des intérêts varie considérablement d’un lieu à l’autre et d’un temps à un autre, de même que les rapports de forces et la mise en pratique des principes qui gouvernent l’effectivité des États en cause. Il en résulte presque une infinité de contextes et de situations qui rendent chaque guerre et chaque bataille unique et identique à aucune autre. D’où nécessité de faire preuve de discernement et d’apprécier correctement et rigoureusement chaque situation qui se présente, à l’intérieur de son contexte. Il n’existe aucun modèle théorique à cet effet. Seul compte le réalisme des concernés. C’est le premier principe de guerre, applicable en stratégie et en tactique. Ces principes n’ont rien de folklorique. La question qui se pose pour nous est celle-ci? Comment se fait-il que ces concepts et principes n’ont jamais été enseignés au Québec?

Le temps d’une guerre doit donc se calculer à partir des hostilités initiales jusqu’au moment de l’éclatement, puis, du moment de l’éclatement jusqu’à sa résolution et de ce stade vers l’identification des nouveaux contextes qui se présentent et des hostilités qui en surgissent, jusqu’au prochain éclatement. Pour les besoins de la cause, une période de temps d’au moins 60 années s’écoule entre les débuts des hostilités et la phase d’éclatement d’une guerre, lorsque les armes et les armées font leur apparition et que progresse la violence extrême que personne ne peut plus arrêter. Par exemple, la guerre qui s’est traduite par la destruction des tours du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001, remonte très loin en arrière, lorsque les navires à vapeur utilisèrent massivement le mazout au lieu du charbon, créant par le fait même d’impérieux besoins en pétrole, qui excitèrent les convoitises, soit entre 1873 et 1875, pour donner une date plus précise.

De plus, avec l’invention des moteurs à essence, des moteurs diesel, le développement des chemins de fer et de l’aviation, l’introduction du chauffage à l’huile en Amérique du nord, la guerre du pétrole ne pouvait que s’envenimer. Elle pourrait s’arrêter d’un coup avec l’invention d’une pile électrique révolutionnaire qui remplacerait toutes les sources actuelles d’énergie, une pile ne pesant pas plus que vingt kilos et qui pourrait par exemple faire parcourir 100,000 kilomètres à une automobile, sans rechargement, sauf qu’une telle invention causerait autant de problèmes que ceux qu’elle pourrait résoudre. Car la solution technique à un problème crée de nouvelles nécessités inconnues auparavant. Or, toutes les guerres sont liées aux nécessités de l’existence, réelles et virtuelles. Et la nécessité n’a pas de loi. Elle est ontologique; elle n’est ni logique ni éthique.

Quant à la bataille des plaines d’Abraham, qui a eu lieu le 13 septembre 1759, elle s’inscrit dans la Guerre de Sept Ans, qui fait suite à de longues guerres européennes et coloniales, qui ont débuté avec la capture de Constantinople par les Mamelouks en 1453, la fermeture des voies commerciales vers l’Asie, l’invention de la caravelle par les Portugais et les débuts des grandes aventures maritimes qui se prolongèrent jusqu’au Vingtième siècle. Tout le passé de l’humanité est présent dans l’acte que nous vivons maintenant et c’est une erreur grave de l’ignorer. Ce qui s’est passé le 13 septembre 1759 fait suite à d’autres événements précédents, dont on peut retracer les origines très loin en arrière. C’était hier et hier est présent aujourd’hui.

Cependant, il faut savoir mettre toutes choses en perspective, prendre une distance par rapport aux événements et en tirer les leçons qui s’imposent. Les millénaires précédents ne font qu’une seule vie avec la nôtre. Cela ne veut nullement dire que le monde est devenu homogène et indifférencié. C’est tout le contraire qui s’est produit, même avec les progrès des communications. Il existe présentement 192 États reconnus dans le monde actuel, dont chacun est unique et identique à lui-même et à lui-même seul. L’unité du monde est dans l’esprit, non dans la matière, ni la culture qui signifie la qualité de la vie matérielle. Elle est inorganique et appartient à l’univers de la relation.

Le pouvoir est complètement dans ses communications. Qu’il soit économique, politique, diplomatique ou militaire, ce principe reste le même.

La volonté, individuelle et collective, se dégrade pour devenir ce que Mirabeau appelait la nolonté, un mouvement de retour vers le néant. Malheur aux peuples qui ont quelque chose à perdre et demeurent sans défense, tant psychologique que militaire. Ils seront dépouillés et se soumettront servilement à une implacable volonté étrangère. Six mille ans d’histoire en fourmillent d’exemples.

La bataille des plaines d’Abraham est une composante majeure dans la mentalité défaitiste des Québécois. Pourtant, lorsqu’on l’examine dans son contexte, qui est celui de l’époque, en tenant compte des conditions géographiques et techniques du temps, on en arrive à de surprenantes conclusions au sujet de la Guerre de Sept Ans. En Amérique du nord, cette guerre opposait d’abord la France contre l’Angleterre, mais elle intéressait au plus haut point les Yankees de la Nouvelle Angleterre, qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour chasser les Anglais hors du continent. Ce que beaucoup de Québécois ne comprennent pas, c’est que Yankees et Anglais étaient tous anglo-protestants, alors comment pouvaient-ils être en guerre? Comment alors expliquer le fait que les Anglais nous ont fait des concessions qui ont été refusées aux Yankees, au moment de l’Acte de Québec, en 1774, deux années avant le commencement de la guerre d’indépendance américaine?

Il n’y a pas de concessions en politique, seulement des jeux d’intérêts et de rapports de forces, combinés avec les nécessités liées à l’action et la mise en pratique de principes qui ont fait leurs preuves, car la politique est complètement dans le réel, non dans le virtuel ou l’abstrait. Se pourrait-il également que la guerre ait peu à voir avec la langue ou la religion? Pour l’amour du Québec et pour la gouverne de notre État, dont les assises sont en place, nous devons répondre adéquatement à ces questions et plusieurs autres du même genre.

Comme la politique, la guerre est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Elle a pour objet la poursuite des objectifs d’un État, d’une Puissance ou des groupes d’intérêts qui exploitent l’État à leurs fins, en dehors de ses frontières naturelles, par le moyen de la diplomatie et la violence armée. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de briser la volonté adverse avec une économie maximale d’efforts et de moyens. Autrement, la guerre n’est pas rentable, ni à court ou à long terme, car toute guerre offensive est un investissement qui a le profit pour objet. Inversement, la défensive doit briser l’offensive en même temps que la volonté de conquête de l’adversaire. Pour avoir quelques possibilités de réussir, à court et à long terme, il faut posséder à fond le principe de réalité, principe qui s’articule en douze dimensions fondamentales que tout expert en stratégie ou en tactique se doit de connaître : appréciation rigoureuse et correcte du contexte et de la situation; détermination et maintien d’objectifs praticables et réalisables en termes de temps et d’espace; maintien du moral; concentration de l’effort dans le temps et dans l’espace; économie de l’effort; simplicité; souplesse; sécurité; surprise; coopération; coordination; administration et logistique. Simples à énoncer mais qui n’a pas l’intelligence du réel est incapable de les mettre en pratique, peu importent l’érudition, la classe économique et sociale, la langue et la religion. C’est dans cette optique que nous allons interpréter la bataille des plaines d’Abraham, afin d’en tirer d’utiles leçons pour les temps que nous vivons actuellement. Nous devons cesser de nous faire des peurs à ce propos.

En effet, la bataille des plaines d’Abraham, qui a eu lieu le 13 septembre 1759, hante encore l’inconscient collectif des Québécois, qui l’interprètent comme la preuve que nous sommes un peuple vaincu, des perdants en partant, destinés à vivre en état de soumission servile à l’égard d’un conquérant qui possèderait tous les droits sur nous. Cette peur paralysante est enfouie dans les profondeurs de notre esprit et influence notre comportement en face d’Ottawa, du reste du Canada et des minorités linguistiques qui vivent parmi nous. Les United Empire Loyalists, ces déracinés qui se prennent pour les héritiers présomptifs de tout le territoire du Canada, Québec compris, et qui nous gouvernent présentement à partir d’Ottawa et de Toronto, manquent rarement une occasion de nous rappeler que, étant des « losers », nous avons un devoir d’obéissance servile envers eux, autrement, nous risquons une nouvelle raclée comme celle que NOUS avons reçue sur les plaines d’Abraham.

Officier dans les Forces Armées Canadiennes pendant 28 ans, j’ai eu plus d’une occasion de me rendre compte que la menace risquait de prendre forme au moindre signe d’insoumission de notre part, surtout depuis 1960. Les préparatifs d’interventions armées contre le Québec ont augmenté en intensité après les débuts des activités du Front de Libération du Québec. Il est important de souligner que l’année 1960, qui marque les débuts de la Révolution tranquille, sont, en fait le commencement de l’histoire de l’État du Québec proprement dit. Un état naît avec la croissance des classes moyennes nationales.

De telles classes moyennes sont une menace pour l’hégémonie d’une oligarchie impériale. En fait, c’est cette nouvelle clase moyenne en train de créer l’État du Québec que les autorités (Canadians) s’étaient données pour mission d’abattre. Ces préparatifs augmentèrent en intensité pendant la décade 1964 -1974. Une ne guerre se préparait à l’insu de tous et il fallait la tuer dans l’œuf. Nous n’avions aucun moyen de nous défendre, mais, il existait une possibilité : faire publier les instructions secrètes du quartier général de la Force mobile et c’est se que nous avons fait, pendants les années 1971-1972.

Remarquez que nous ne sommes pas les seuls à se faire remettre une bataille sur le nez par les United Empire Loyalists. En Écosse, les Loyalistes ne manquent jamais de rappeler aux Écossais la bataille qu’ils ont perdue à Culloden le 16 avril 1746, bataille suivie d’horribles atrocités contre la population sans défense des Highlands, avec massacres, destructions de propriétés, femmes, enfants, malades et blessés jetés nus dehors sans nourriture ni abris, exposés à mourir de faim et de froid. Qui sont les Loyalistes? Des Anglais vivant en Écosse mais surtout des Écossais intéressés par l’argent et le profit et qui offrent leurs services à la Couronne britannique.

Ces Loyalistes sont prêts à tout. Au Canada, ce sont eux, les Loyalistes venus d’Écosse et aussi d’Irlande du Nord, qui ont pris les rênes du pouvoir et de l’argent. Parcourez les listes des noms de famille de l’Establishment Canadian, depuis l’époque du Family Compact qui provoqua la révolte du Haut Canada en 1837-38, comme d’ailleurs celle du Bas Canada et vous constaterez qu’ils sont tous Écossais. En Amérique Britannique du Nord, ils ont constitué une oligarchie dominante qui se perpétue d’une génération à l’autre. En chemin, ils ont acheté des complicités, dont les Mohawks, les Juifs riches du B’nai Brit, de même que les Canadiens français et les Québécois prêts à les servir jusqu’à trahir leur propre peuple et que Stéphane Kelly a appelés « La petite loterie » dans sa thèse de doctorat.

En Irlande du nord, les mêmes Loyalistes (ils se tiennent comme les doigts d’une main) ne manquent jamais de rappeler aux Irlandais celtiques qu’ils ont perdu la bataille de la Boyne le 12 juillet 1690 et qu’ils feraient mieux de se soumettre s’ils veulent éviter un autre massacre. Le traitement infligé aux Irlandais est indescriptible. Il a débuté sous Oliver Cromwell.

En Amérique du nord, sans l’aide substantielle de la France de Louis XV, qui avait sacrifié le Québec et la Nouvelle France pour mieux leurrer les Anglais, les Yankees auraient été écrasés par l’armée britannique. Comme en Irlande et en Écosse, l’armée britannique, avec l’aide de l’information fournie par les Loyalistes américains, se serait livrée à d’indescriptibles massacres, sans jamais risquer d’être accusée de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. S’étant faite la main en Irlande et en Écosse, l’armée anglaise a transféré ses manières en Acadie et de là en Gaspésie, avant de s’acheminer vers Québec, que la France de Louis XV et de monsieur de Choiseul avait déjà décidé de sacrifier, sans perdre la face si possible.

En 1759, la présence d’une flotte et d’une armée anglaise devant Québec n’avait rien de rassurant, d’autant plus que ses habitants savaient quel sort avait été réservé aux Acadiens et aux Gaspésiens. Reste à savoir si les habitants de Québec étaient informés des atrocités britanniques en Irlande et en Écosse? Les Yankees de la Nouvelle Angleterre devaient connaître les atrocités commises par les forces armées britanniques contre les populations vaincues. Dans l’armée britannique, le refus de tuer les blessés, les femmes, les enfants, les malades sans défense et les vieillards, de brûler et détruire leurs biens, est passible de renvoi (cashiered) (cf. Jonathan Swift et al). Jusqu’à récemment, tout était permis au soldat anglais, pour qui l’humanisme est une faiblesse inacceptable.

Si les Yankees avaient perdu la guerre de l’indépendance américaine, George Washington, Benjamin Franklin et tous les révolutionnaires américains auraient été pendus sur la place publique, leurs biens confisqués, leurs familles massacrées ou jetées dans la misère. Les Anglais auraient ensuite massacré presque la moitié de la population de la Nouvelle Angleterre, « for King, Law and Empire Unity ». De tels actes, commis, « in the line of duty », ne dérangent pas la conscience anglaise et encore moins l’inconscience loyaliste.

Dans la même veine, nous avons intérêt à examiner brièvement le cas de l’Afrique du Sud, sa colonisation par des Hollandais, des Huguenots et des fermiers Allemands, qui débuta dix ans après la fondation de Montréal. A cause de sa position géographique stratégique, son développement et la présence sur place de l’or et des diamants, l’Angleterre a trouvé tous les prétextes pour s’en emparer et imposer aux Boers de souche des conditions abominables, qui ont provoqué une série de troubles et deux guerres. En Afrique du Sud, les bassesses, ignominies, humiliations et atrocités anglaises ne se comptent plus, tout cela pour l’or et les diamants. Dans l’univers austral, jusqu’en Australie et en Nouvelle Zélande, on en prend maintenant conscience, grâce à l’Internet que personne ne peut bloquer.

ET LE QUÉBEC? LA SOCIÉTÉ FOLKLORIQUE DEVENUE UN ÉTAT?

La question qui se pose est celle-ci : comment se fait-il que nos ancêtres, les colons et Habitants de Nouvelle France, n’ont pas été aussi maltraités que les autres? Nous étions destinés, il me semble, à ne devenir qu’une société folklorique en voie de fossilisation et voilà que nous possédons maintenant notre propre État, lequel existe bel et bien de fait (de facto), prêt à se faire reconnaître. Comment se fait-il que nos prédécesseurs, dont on cherche à effacer la mémoire, n’ont pas été déportés comme les Acadiens, avec destructions des foyers et sources de nourriture? Le génocide fait partie de la politique de conquête anglaise, même s’il ne réussit pas toujours, mais au Québec, il ne semble pas y avoir de traces de tentatives de génocide, bien que des plans à cet effet aient été préparés par les Anglais.

Il n’y a pas eu au Québec de massacres comme en Écosse après la bataille de Culloden. Le film de Pierre Falardeau, sur la pendaison de De Lorimier le 15 février 1839, montre des images terribles, mais bien moins pires que ce qui est arrivé en Irlande, en Écosse, en Acadie, en Gaspésie et en Afrique du Sud. Alors pourquoi les Anglais se sont-ils imposés des limites envers NOUS, Québécois, alors qu’ils ont impitoyablement massacré d’autres populations qui ne le méritaient certes pas? Il est évident maintenant que les Anglais et les Loyalistes se sont contentés de chercher à nous effrayer, tout en nous ménageant pour autre chose. Dans l’Amérique Britannique du nord, cet espace continental qu’on appelle Canada, il convient de souligner que les United Empire Loyalists constituent une présence majeure qui a peu à peu remplacé les Anglais, lesquels n’étaient pas plus intéressés au Canada que ne l’avait été la France. Les Loyalistes, surtout ceux d’Écosse et d’Irlande, avaient déjà décidé que le Canada serait leur fief.

QUI SONT LES LOYALISTES?

Entendons-nous sur la définition de Loyalistes. Il s’agit de toute personne qui, sous prétexte de loyauté envers la Couronne anglaise, cherche à faire fortune et à atteindre une position de puissance, peu importent les victimes et les injustices commises. Les Loyalistes comprennent peu d’Anglais, mais davantage d’Écossais, d’Irlandais, de Yankees, de Sud Africains. Les Mohawks sont des Loyalistes depuis longtemps et ce sont eux qui participaient à l’exécution des sales besognes pour les Anglais, contre les Yankees, Écossais, Irlandais, Sud Africains et Acadiens patriotes et bien entendu contre NOUS, Québécois de souche et patriotes.

Loyalistes également, les loges maçonniques d’obédience écossaise, irlandaise, américaines anglophiles, anglo-canadiennes, dont l’infâme Loyal Orange Lodge, notre ennemie de toujours, auxquelles il faut ajouter les loges québécoises. La maçonnerie a pour objet, il semble, de fournir à ses membres des outils de perfectionnement, mais en fait, elle n’est qu’un ensemble de fraternités cénobitiques d’aide mutuelle, sans originalité. Loyalistes, la plupart des Conseils de Chevaliers de Colomb, une autre organisation pour cénobites en mal d’appuis. Loyaliste donc, le Parti Libéral du Québec et du Canada, comprenant toutes ou presque toutes leurs têtes d’affiche.

Parce qu’il est un système d’exploitation, le loyalisme est une parodie de la loyauté. La vraie loyauté consiste d’abord et avant tout à vivre selon des principes rigoureux, même et surtout lorsqu’on n’y trouve aucun bénéfice personnel, au risque de perdre, donc, à être honnête envers soi-même et envers les autres, même et surtout lorsqu’on n’y trouve aucun profit à le faire. La véritable loyauté est complètement dans le désintéressement, non dans l’intérêt mesquin et borné. Les Loyalistes exploitent la Monarchie anglaise autant qu’ils exploitent leur propre peuple et même leurs familles, toujours pour l’argent, le prestige et le pouvoir. Leur dieu, c’est leur ventre. Leur intelligence se borne à rationaliser leurs actes. Leurs consciences ne dépassent pas le niveau de leur compte de banque. Ils n’ont pas d’âme.

Dès les débuts du régime anglais au Québec, les trahisons n’ont pas manqué. Pendant la crise d’Octobre 70, la délation a dégoûté les soldats du Royal 22e Régiment. Il est clair maintenant qu’avec nous, les Anglais ont usé davantage de diplomatie que de brutalité. Mais pourquoi? Ce comportement est inhabituel chez eux. Dans cette perspective, comment interpréter la bataille des plaines d’Abraham, que les Loyalistes nous remettent continuellement sur le nez?

La réponse à cette question n’appartient pas aux historiens mais à la géographie et sa branche géopolitique, qui comprend la stratégie diplomatique et militaire. Il est important de savoir en partant que la méthode géopolitique et stratégique n’est pas fondée sur le pragmatisme expérimental mais sur l’USAGE (le Multitudinis usus des Latins), méthode de recherche et de travail qui s’appuie sur des axiomes universels et emprunte à la fin le moyen de l’atteindre. Cette méthode, que nous utiliserons maintenant pour interpréter la bataille des plaines d’Abraham, notre survivance collective et nos progressions paradoxales vers le statut d’État, a déjà fait ses preuves et les fera encore.

Non à cause de sa réalité historique, puisqu’elle a réellement eu lieu. Ce qui fait problème, ce sont les perceptions hors contexte de cet événement et les jugements réductifs qui en résultent au sujet de notre statut collectif. En isolant l’événement de son contexte, on lui accorde des dimensions démesurées par rapport à son sens, sa signification, sa dynamique et sa portée réelle, tant à court qu’à long terme. En conséquence, l’événement prend des dimensions proportions qui estompent le principe de réalité qui doit prévaloir dans toute question de statut, individuel et collectif. Nous hantent l’esprit, collent dur dans l’inconscient et que nos adversaires loyalistes exploitent à souhait. Comme l’enfant qui se souvient jusqu’à l’âge adulte de la dernière fessée qu’il a attrapée, nous avons encore peur, alors que les rapports de forces et le jeu des intérêts en 1759, n’étaient peut-être pas ce que nous en pensons. La politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Elle est froide et dure. La guerre aussi est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité, non de sentimentalités ou de ressentiments. Elle est encore plus froide et plus dure. Or, jamais nous n’avons examiné la bataille des plaines d’Abraham à partir de ces concepts fondamentaux. Il est temps de le faire et d’en juger froidement, comme un peuple arrivé à maturité.

IMPORTANCE D’APPRÉCIER LE CONTEXTE

La politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Cet axiome, il faut se le mettre dans la tête à tout prix. Deuxième axiome corollaire au premier : la diplomatie et la guerre aussi sont affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Lorsqu’on a bien compris ces notions fondamentales, le reste est aisé à comprendre. Ajoutez à ces premières dimensions cet axiome d’Aristote : la politique est complètement dans l’action. Il est évident que pour agir, il faut posséder des aptitudes et des moyens qui constituent un pouvoir d’agir, car l’objet du pouvoir est l’action. A ces dimensions fondamentales, ajoutez-en une autre, de Machiavel cette fois : le pouvoir est complètement dans ses communications, TOUTES SES COMMUNICATIONS : GÉOGRAPHIQUES d’abord, d’où l’importance des régions naturellement OÉKOUMÈNES, aux communications maritimes et terrestres faciles grâce aux espaces bas, plats, arables, à proximité des grandes voies d’eau, préférablement des mers; viennent ensuite les MOYENS TECHNIQUES, anciens et modernes, sauf que la technique ne garantit pas le succès d’une communication. On peut avoir le meilleur équipement au monde et ne pas communiquer avec personne, parce qu’on a oublié une dimension additionnelle, centrale à toute communication : L’UNIVERS DE LA RELATION. Qui communique avec qui? Dans quel but? Quelle en est la compétence et quels seront les résultats de cette relation, en termes d’envergure?

Nous semblons nous éloigner de notre sujet, qui a pour but une interprétation différente et rigoureuse de la bataille des plaines d’Abraham. Par contre, nous avons besoin de tout l’équipement intellectuel proposé ici pour y arriver, autrement, notre interprétation demeurera superficielle, sans conséquence, déprimante. Continuons avec le problème des communications. Nous avons besoin de réponses solides, afin d’étayer notre appréciation des faits.

Cet univers commence par la maîtrise quasi absolue d’une langue formelle, parlée et surtout écrite. Les dialectes ne vont nulle part et les langues informelles, constituées de mots juxtaposés et largement utilisées dans le commerce, ne durent que le temps d’une puissance commerciale. Par exemple, le phénicien a duré le temps du gros commerce de l’antiquité centré sur la Méditerranée. Il a fini par reculer devant le latin, langue aristocratique, formelle, philosophique, juridique et politique.

Quant à l’anglais, s’il domine encore un important segment du commerce international, son déclin s’annonce par le fait que la jeunesse actuelle des pays anglo-saxons parle très mal sa langue maternelle et ce qui est plus grave, elle est incapable de l’écrire, sauf exceptions qui confirment la règle. Communique avec qui? Dans quel but? Quels en seront les résultats à court et à long terme? Lorsqu’on a compris toutes ces dimensions, il faut encore y ajouter cet axiome du vieux Sun Tsu dans son traité millénaire sur l’art de la guerre (qui comprend la diplomatie et l’économie de guerre) : la connaissance des grands principes permet de trouver en toutes circonstances les solutions qui conviennent. Alors, on commencera à avoir l’équipement intellectuel et mental nécessaire pour comprendre la politique, la diplomatie et la guerre et agir adéquatement en conséquence, en commençant par une interprétation valide de la bataille des plaines d’Abraham.

Il faut en premier lieu bien comprendre que les antagonistes dans cette guerre de Sept Ans, beaucoup plus longue dans les faits, comprenaient les Treize Colonies (futurs USA), la France, l’Angleterre, l’ Espagne, l’Allemagne du Nord, l’Autriche, l’Irlande et l’Écosse. Nos ancêtres, les colons de la vallée du Saint-Laurent, les Habitants comme on les appelle familièrement, n’y étaient pour rien. RIEN. La politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. La diplomatie et la guerre aussi sont affaires d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Nos ancêtres n’intéressaient personne; n’en soyez pas choqués : ils ne pesaient d’aucun poids dans les rapports de forces, même s’ils ont pesé davantage par la suite et quant aux principes de l’effectivité qui doivent gouverner la trame des États, le Québec avait une valeur stratégique de premier plan, pour les Anglais et pas pour les raisons que vous pensez. Rappelez-vous les concepts de base : la politique, la guerre et la diplomatie sont affaires d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Qu’on se le mette dans la tête et s’il le faut, qu’on l’écrive sur les murs, dans les couloirs, sur les ordinateurs, sur les chandails, les T shirts et les chemises et même sur le papier à cul.

Ces concepts et notions avancées ne sont pas pour les enfants, surtout les peuples enfants, les peuples inféodés et incapables d’en sortir, dont le comportement ne dépasse pas l’âge mental de cinq ans. Pour sortir du marasme politique actuel, il faut absolument que tous les Québécois comprennent ces notions fondamentales qui leur ont été refusées. Il faut aussi qu’ils comprennent à fond les principes universels qui gouvernent l’action des États, principes que nous rappellerons plus loin pour les besoins de la cause. À défaut de bien comprendre ces concepts et principes fondamentaux, nous continuerons de piétiner, de nous énerver et nous n’irons nulle part. Nous voulons notre État? Alors qu’on en apprennent les notions fondamentales et le reste ira bien.

Au terme de toutes ces guerres qui ont duré et perduré jusqu’à la fin de la guerre de 1812 et le traité de Vienne de 1815, les grands gagnants ont été l’Autriche, la France, la Russie et la Suède. En Amérique du nord, la France a atteint ses objectifs stratégiques majeurs, quelles que soient les apparences. Pour l’Angleterre, le Canada n’était nullement un bénéfice de vainqueurs. D’ailleurs, la stratégie anglaise, perdante sur le continent européen, s’était déjà tournée vers les Indes, les rives africaines de l’océan Indien, l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Afrique du Sud, autrement plus importants que le Canada. N’en soyez surtout pas choqués et ne réagissez pas comme des enfants!

En Amérique du Nord, les autres gagnants ont été les Américains et nous-mêmes, oui, nous-mêmes, Québécois, descendants des colons du Saint-Laurent, ceci envers et contre l’hostilité anglaise et loyaliste. Ne jugez plus par les apparences. C’est ce que nous allons expliquer suivant l’optique particulière de la géopolitique et de la stratégie militaire et diplomatique.

S’il est relativement facile de comprendre le fait que la politique et la guerre sont d’abord et avant tout affaires d’intérêts et de rapports de forces, il est cependant beaucoup plus difficile de saisir à quoi on veut en venir, en ajoutant que politique et guerre sont aussi affaires d’effectivité, ce qui veut dire : réussir, à court terme (tactique) et à long terme (stratégie), avec une économie maximale de forces et de dépenses de moyens, SANS DOMMAGES, ce qui arrive très rarement, compte tenu de l’incompétence et l’absence d’intégrité d’une majorité de concernés, depuis les temps reculés jusqu’à nos jours, et, finalement, sans conséquences fâcheuses pour l’avenir.

Les principes qui gouvernent l’effectivité dans l’action ont pour objet d’améliorer l’existence et la vie, non de les détruire. Car l’action a pour objet la contemplation d’une finalité : l’Acte. Pour réussir, donc, il faut d’abord voir très loin et très proche en même temps, simultanément, d’un coup d’œil sûr, ce qui n’est pas donné à tout le monde, évidemment. En géopolitique, on appelle cette méthode l’analyse spectrale de la réalité. Elle est ontologique : elle n’est pas logique mais elle intègre la logique et l’assume en lui donnant la place qui lui revient. Elle n’est pas scientifique non plus, mais elle intègre les méthodes des sciences en leur donnant la place qui leur revient. L’ontologie, qui a pour objet l’existence comme telle, dépasse la logique et la science et en conséquence, elle ne peut leur être subordonnée.

En effet, ce dont il est question pour nous, Québécois, c’est de notre existence comme telle. Comme nous ne sommes pas encore arrivés, le statut, qui est l’état de ce qui a été investi, demeure au centre de nos préoccupations politiques. Ce statut, ce n’est pas une bataille qui peut en décider. Les victoires et les défaites militaires ne valent que par les continuités qu’elles poursuivent. Or, ces continuités, précisément, constituent les éléments d’un contexte.

D’où nécessité d’examiner soigneusement les événements historiques. Cet exercice intellectuel et mental est impossible chez ceux et celles dont l’esprit prolixe demeure piégé dans l’opinion. Le savoir et le discernement dépassent de beaucoup l’opinion, mais comme ils sont excessivement exigeants, alors la paresse intellectuelle devient une tentation à laquelle il est difficile de ne pas succomber. Si nous voulons construire notre liberté, nous devons nous défaire des mythes, clichés, métaphores et autres procédés réductionnistes qui rendent l’esprit inapte à réfléchir en fonction de l’agir conscient et de l’acte à accomplir et partant, agir en conséquence. La propagande adverse, qui a exploité la bataille des Plaines d’Abraham pour nous discréditer à nos propres yeux et réduire notre jugement critique jusqu’à l’impuissance, est devenue la plus grande réussite des United Empire Loyalists, nos ennemis héréditaires qui héritent maintenant de la possession du Canada et du Québec. Leur hostilité à notre égard, masquée derrière le prétexte de l’unité canadienne, remonte à plus d’un millénaire en arrière. Nos ancêtres les connaissaient depuis longtemps, eux qui ont eu affaire à l’Angleterre, à partir des côtes de la Normandie, la Bretagne, le Poitou, la Picardie, l’Anjou et l’Aquitaine. Nous ne sommes pas les seuls à avoir subi leurs attaques, puisque les Irlandais, Écossais, Gallois, Acadiens, Yankees, Sud-africains, Australiens et Néo-Zélandais les ont bien connus eux aussi.

Installés au Canada depuis la guerre de l’indépendance américaine, qu’ils ont perdue contre les Yankees aidés par la France, les Loyalistes nous ont pris à partie dès leur arrivée en Nouvelle Écosse, dans le Saint-Laurent et dans l’Ontario méridional. Ce sont eux qui ont repris la bataille des plaines d’Abraham à leur compte et qui nous la remettent continuellement sur le nez. En guerre contre les Irlandais et les Écossais celtiques qu’ils ont tenté d’exterminer, les Loyalistes ont débarqué en grand nombre en Amérique Britannique du Nord pour se construire un empire CANADIAN avec l’appui de la Couronne britannique. Leur intransigeance sans bornes a provoqué la rébellion de 1837-38 et ils sont les instigateurs et agents de la répression féroce qui suivit. Ce sont eux et pour eux que l’Acte de l’Amérique Britannique du Nord, le British North America Act a été créé. Ottawa est leur capitale politique et Toronto leur capitale économique. Nous sommes loin de la bataille des plaines d’Abraham.

Chaque année, le 12 juillet, à Toronto et ailleurs au Canada anglais, les Loyalistes Orangistes (ce qui revient au même) paradent dans les rues en tenue de loge, avec flûtes et tambours, pour marquer la défaite des Irlandais à la bataille de la Boyne le 12 juillet 1690. Il en est de cette bataille comme de celle des plaines d’Abraham. En Irlande du Nord, les Orangistes poussent la provocation jusqu’au degré extrême et s’étonnent de la colère des Irlandais. Les mêmes Orangistes ont longtemps célébré la bataille de Culloden du 16 avril 1946, en Écosse, alors que l’armée anglaise a écrasé les Écossais, victoire qui fut suivie d’horribles massacres. Il en est de cette autre bataille comme de celle des plaines d’Abraham. Elles sont exploitées pour créer dans l’esprit des populations inféodées des fixations mentales, un complexe de vaincu et de peur et une inaptitude au jugement critique qui ne partiront jamais et rendront les « vaincus » plus dociles envers les « vainqueurs ». Mais la réalité n’est pas aussi simple.

IMPORTANCE DU PRINCIPE DE RÉALITÉ

Nous avons perdu l’habitude d’étayer nos jugements sur le principe de réalité. Encore, de nos jours, chez beaucoup de Québécois même chez les diplômés, l’opinion a remplacé le savoir et s’impose à la conscience comme une certitude vérifiée par l’étude, la réflexion méthodique, le discernement et le jugement critique. Lorsqu’il s’agit de définir dans le fait, dans l’acte et dans le droit, le statut collectif des Québécois, nous avons tendance à éviter les méthodes trop rigoureuses qui risquent de nous donner des maux de tête. La paresse intellectuelle et mentale est préférables à l’effort, de sorte qu’une opinion rébarbative de la part d’un adversaire déterminé, un cliché réductif, une métaphore obscure, ou un euphémisme, suffisent pour paralyser le jugement critique, semer la peur et provoquer le recul envers et contre les progrès accomplis. Cette paresse de l’esprit, Mirabeau la qualifiait de NOLONTÉ. Pour Nietzsche, elle fait partie du NIHILISME. Le NON référendaire et malheureux de beaucoup de Québécois aux deux derniers référendum sur la souveraineté procède de ces deux vices de l’esprit.

Notre mentalité collective et les problèmes qu’elle nous pose a peu à voir avec la bataille des Plaines d’Abraham. Elle a davantage à voir avec les jugements que nous construisons autour de cet événement, jugements élaborés dans l’ignorance abyssale des principes qui gouvernent les pouvoirs politiques et leurs guerres, jugements HORS CONTEXTE, qui font le jeu de nos adversaires et nous exposent au ridicule à la face du monde. L’ignorant fait toujours rire mais beaucoup de Québécois ne s’en rendent pas compte. La victoire militaire des Anglais contre les Français sur les plaines d’Abraham le 13 septembre 1759 est un incident parmi d’autres, dont il convient d’apprécier la signification et le sens, à court et à long terme. Cette bataille n’est pas la dernière que nous avons livrée aux côtés de la France monarchique et d’autre part, une victoire ou défaite militaire ne portent pas à conséquence de la manière dont on le pense. Le sort des sociétés dépend des continuités qui altèrent leurs statuts, alors qu’une bataille est un événement discontinu.

Huit mois plus tard, il y eût une autre bataille décisive qui ne décida rien. En effet, la dernière bataille rangée entre Anglais et Français sur le sol du Québec a eu lieu huit mois après celle des plaines d’Abraham, soit, le 18 avril 1760, à Sainte-Foy près de Québec. Cette fois, les Anglais on perdu mais comme trois nouvelles armées anglaises marchaient vers le Québec en provenance des Treize colonies, Lévis et Vaudreuil n’eurent pas le choix. Il était impossible de continuer la guerre et il fallait éviter le massacre de la population par les Anglais, connus pour violer les femmes, détruire les réserves de nourriture, brûler les fermes, jeter les habitants dehors dans la neige et le froid et rire de leurs souffrances avec une cruauté bestiale (Saint-Benoît 1837). Ces actes, les Anglais les ont commis en Irlande, Écosse, Pays de Galles, Acadie et Gaspésie, plus tard encore contre les Yankees de Nouvelle Angleterre et les Boers d’Afrique du Sud. La conscience anglaise n’éprouve aucun respect pour les vaincus, les « fucking losers » comme ils les appellent avec dédain. Mieux valait faire acte de soumission malgré l’humiliation que tout le monde éprouvait. De toutes manières, les armées anglaises avaient des besoins logistiques que le Québec pouvait satisfaire.

Malgré tout, la France et l’Angleterre ont attendu trois ans avant de prendre une décision au sujet du statut territorial de la Nouvelle France, de sorte que le traité de Paris par lequel Louis XV et son premier ministre Choiseul décidèrent de l’abandonner et de conserver les Antilles, ne fut signé que le 10 février 1763, sans doute sous les pressions combinées des généraux anglais concentrés en Amérique et pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec ce qu’on est porté à penser. Nous avons la mauvaise habitude d’évaluer ces événements hors contexte et il est temps de les envisager autrement, ne serait-ce que pour voir clair dans notre affaire.

LES MOTIFS DES GÉNÉRAUX ANGLAIS

Situons-nous en contexte. En 1760, la France n’a plus aucun intérêt à conserver la Nouvelle France et l’Angleterre n’en avait pas davantage à vouloir en prendre possession. La politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité, non de sentimentalités arrosée à l’eau de rose. Il y a de moins en moins de fourrures dans la vallée du Saint-Laurent et autour des Grands lacs. La superbe forêts de grands pins qui longe les basses terres du Saint-Laurent jusqu’au lac Ontario et de là vers les lacs Érié, Huron et Supérieur, est largement écrémée de ses meilleurs arbres. La pêche, sur les bancs des côtes de Terre-neuve, ne nécessité aucune escale maritime dans le Saint-Laurent. Quant aux minerais, ils sont trop difficiles d’accès et trop dispendieux à exploiter.

La loi universelle de l’économie politique est simple et s’énonce comme suit : obtenir le maximum de résultats avec un minimum d’efforts et de dépenses de moyens, ce qui n’est pas possible dans tous les milieux géographiques. Autrement, il n’y a pas d’économie. Point final et fin de la discussion. Combien de Québécois comprennent ce principe simple, simple, simple? Il ne resterait donc que deux seuls motifs pour intéresser une puissance coloniale à prendre ou garder possession de l’espace continental canadien en général et l’espace québécois en particulier : le prestige ou la valeur stratégique de l’emplacement des zones les plus oékoumènes. L’un comme l’autre ont pu intéresser l’Angleterre, qui a quand même mis trois ans à se décider.

En 1760, les généraux anglais se sont particulièrement attachés à la valeur stratégique des basses terres du Saint-Laurent, centre de gravité du Québec. Comme la politique, la guerre aussi est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. Qu’on se le mette dans la tête une fois pour toutes et qu’on cesse de dire des insignifiances à propos de la politique et des guerres. Le temps est venu pour nous de sortir de l’enfance intellectuelle.

IMPORTANCE DES CONTINUITÉS ET DES CONTEXTES

En effet, la vie des peuples, leur survivance collective, les possibilités de se constituer des foyers nationaux et d’accéder au statut d’État, de facto d’abord, de jure ensuite, ne dépendent que PARTIELLEMENT des batailles militaires gagnées ou perdues. Ce qui compte, ce sont les CONTINUITÉS, L’AGIR EN CONTEXTE, à l’intérieur desquels les événements s’inscrivent dans une perspective d’envergure, qui dépasse les perceptions immédiates et imagées qui ne mènent nulle part. Il y a continuité lorsque des développements dans l’espace et dans le temps se maintiennent envers et contre les obstacles qui se présentent et les accidents de parcours, y compris les batailles militaires et diplomatiques, gagnées ou perdues.

Dans cette perspective, les instants qu’on qualifie de privilégiés servent à marquer la progression d’une continuité. On ne doit pas confondre l’instant avec le moment, hors contexte. Dans la même veine, une instance déterminante signifie le passage de l’intention à l’acte par le moyen de la parole. En effet, toute instance s’inscrit dans une continuité qui fait partie de la trame de l’existence comme telle. Même une bataille militaire ou diplomatique doit être envisagée comme une instance aux potentialités limitées dans l’espace et dans le temps par les nécessités et le jeu des relations. La politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité. De même les guerres et les batailles.

LE PIÈGE DES AFFECTS

Car l’existence, qui est relation en acte et en puissance (in actu et in potentia), est à la fois continue et discontinue. Or, la qualité de l’existence est en rapport avec la qualité de la relation et l’envergure du champ de conscience qui en résulte. D’où nécessité d’examiner l’histoire dans une perspective géopolitique, discipline vouée à l’explication systématique des États, par le moyen du discernement entre l’univers de la causalité et celui de la relation. (cf. Buber, Martin. Je et Tu. Aubier 1969. 172p). Lorsque la causalité ne dépasse pas le niveau de l’image réduite et que la relation est piégée au niveau des affects, la conscience demeure primaire et incapable d’apprécier une question d’envergure comme celles qui concernent les États. À une population qui ne dépasse pas ces niveaux, il est facile de lui dire : « Vous avez perdu telle ou telle bataille et vous devez vous soumettre ». Ne réalisant pas le caractère transitoire d’une victoire militaire, la population ainsi apostrophée paralyse et fait le jeu du vainqueur du moment.
POLITIQUE ET GUERRE SONT AFFAIRES D’INTÉRÊTS, DE RAPPORTS DE FORCES ET D’EFFECTIVITÉ, NON DE SENTIMENTALITÉ À L’EAU DE ROSE

Lorsque, plus ou moins consciemment, on a entrepris de construire notre propre État, comme nous le faisons depuis plusieurs siècles, nous nous devons d’étudier l’histoire dans la perspective des jeux d’intérêts, de rapports de forces et des nécessités liées à l’effectivité des pouvoirs en place ou en voie de l’être. Ces nécessités s’articulent autour de principes (ou axiomes) universels connus mais pas nécessairement mis en pratique et qui font l’objet du chapitre 9 dans Géopolitique et avenir du Québec (Guérin, 1994). Pour les besoins de la cause, rappelons-les sommairement : Appréciation compétente et rigoureuse du contexte et de la situation; détermination et maintien d’objectifs praticables et réalisables; maintien du moral; concentration et économie de l’effort; simplicité et souplesse; sécurité et surprise (à cause de l’adversité); coopération; coordination; administration et logistique. Ces concepts constituent l’appareil central du jugement critique en géopolitique.

ASSISES DU POUVOIR

La connaissance des fondements du pouvoir réel, soit : jeu des intérêts, des rapports de forces et des nécessités liées à l’effectivité, nous conduit au delà des stériles querelles idéologiques et des perceptions erronées propres à la sentimentalité et à l’âge mental de cinq ans. Elle permet au champ de conscience d’acquérir l’envergure nécessaire pour apprécier avec rigueur les contextes et les situations qui se présentent à nous et partant, de déterminer des objectifs praticables et réalisables en termes de temps et d’espace et de passer aux actes afin de les réaliser, à l’intérieur du cadre géographique, économique et politique existant. C’est toute l’existence qui prend son sens et ouvre des perspectives et des possibilités d’agir avec envergure. L’État, instrument privilégié de l’agir des peuples et de la liberté qui en résulte, ne prétend pas davantage.

ENCORE LES AFFECTS

Ne comprenant pas le sens d’un statut, soit de fait, soit de droit, les Québécois comprennent mal pourquoi ils ont survécu comme peuple et ce qui est encore plus important, comment ils ont pu renverser le cours de l’histoire et accéder au statut de nation disposant déjà des assises de son propre État. Conséquence d’une mauvaise instruction, leur jugement politique dépasse rarement le niveau primaire des affects. C’est un des nombreux pièges de l’adversaire, qui cherche à perpétuer notre inféodation servile au pouvoir central, centraliste, unitaire, arbitraire des United Empire Loyalists concentrés à Ottawa et à Toronto. Ce pouvoir, nous pouvons et nous devons nous en soustraire, afin d’acquérir l’envergure nécessaire pour agir par nous-mêmes.

NOTRE TERRITOIRE NE NOUS APPARTIENT PAS

Depuis le 10 février 1763, le territoire de l’Amérique Britannique du Nord est possession de jure, non pas de facto mais de jure, de la Couronne Britannique. Le Canada Act du 17 avril 1982 n’y a rien changé. Le « rapatriement de la Constitution (sic) » ne signifie aucune modification du statut territorial de l’espace continental canadien, qui comprend l’espace québécois. Ceci veut dire que la soi-disant indépendance canadienne est subordonnée au fait qu’aucun Canadian, ou Québécois, ne peut revendiquer de possession territoriale de plein droit (de jure). C’est le statut d’un locataire en face de son propriétaire. Le locataire est libre mais doit tenir compte du fait que le propriétaire conserve un droit de regard et de désaveu sur le domaine et que ce droit peut se traduire par une intervention en force pour obliger le locataire à se soumettre aux modèles proposés par le propriétaire. Le locataire peut « avoir » la propriété mais ne la possède pas. Cette situation dure aussi longtemps que le locataire n’a pas trouvé moyen d’en acquérir les titres.

Transposez cet exemple aux grands domaines collectifs que sont les foyers nationaux et vous comprendrez du moins sommairement ce que veut dire possession de fait (de facto) et de droit (de jure).

Prenons un exemple pour illustrer ce qui précède, un exemple qui nous intéresse. En 1066, nos ancêtres de Normandie, de Bretagne et des autres régions côtières de la France maritime, ont constitué une armée et sont débarqués en Angleterre, à Pevensey, pour faire la conquête du pays. Les relations étaient mauvaises entre les côtes de France et celles d’Angleterre et il fallait poser un acte décisif pour en finir. Donc, l’armée commandée par Guillaume de Normandie débarqua sur le sol anglais et alla rencontrer l’armée saxonne du roi Harold, à Hastings, au sud de Londres Les Saxons sont déjà fatigués par la bataille qu’ils viennent de livrer à Stanfordbridge, dans le Yorkshire, situé en face des côtes de Norvège, contre une armée norvégienne commandée par le roi Harald Hardrada.

Les Norvégiens ont perdu et l’armée saxonne s’est précipitée en hâte vers le sud afin de faire échec aux Normands à leur tour. Or, ce sont les Normands qui ont gagné cette fois mais leur victoire n’a pas été facile. Il semble qu’un coup de chance a emporté la décision, lorsqu’une flèche perdue frappa mortellement le roi Harold dans un œil. Le 25 décembre de la même années, Guillaume se faisait sacrer roi d’Angleterre sous le nom de William The First, King of England. Il ne parlait pas un mot d’anglais, langue populiste, chargée d’affects et peu propice aux nécessités intellectuelles d’un État. Les Normands prenaient possession de jure du territoire anglais, bien que ce territoire n’ait pas été colonisé ni mis en valeur par eux, ce qu’on appelle la prise de possession de facto. C’est le développement et la mise en valeur par un peuple qui donne à un domaine son statut de fait (de facto).

Récapitulons cet événement du point de vue de la stratégie géopolitique générale. Les Normands ont gagné par le fait d’une victoire militaire et en conséquence, ont pris possession DE JURE de l’Angleterre. Ce qui veut dire, possession suivant le droit du plus fort du moment. Mais ils n’étaient pas possédants DE FACTO, parce que le sol était majoritairement occupé par les Saxons, avec des concentrations de populations celtiques à l’ouest, dans le Pays de Galles, au sud-ouest, en Cornouailles (Cornwall), au nord, en Écosse et en Irlande. Les autres populations germaniques provenant de l’angle de terre des côtes de la plaine germano-polonaise et du Schleswig Holstein (voyez les cartes) comprenaient des Angles, des Jutes et des Frisons, tous alliés des Saxons, qui défricheraient le sol et en poursuivraient le développement malgré la présence normande. Comme partout en Europe, l’Angleterre comportait beaucoup d’espaces vides et propices à la colonisation. Nous sommes au Moyen Âge et les populations sont beaucoup plus faibles en nombre et en concentration dans leurs territoires que celles des temps actuels, alors que la croissance démographique mondiale a augmenté d’une manière exponentielle avec les progrès de l’industrie, des sciences et surtout de la médecine, depuis les derniers 150 ans à peine.

La bataille de Hastings nous enseigne qu’une victoire militaire n’est pas suffisante pour conquérir un pays. Les Normands le savent, eux qui possèdent le sens de l’État et du pouvoir et qui ont constitué le meilleur État féodal en Europe. Aussi, ils s’efforceront d’une part de conquérir le cœur des Saxons en leur offrant des lois et une administration aussi équitable que possible, ce qui est impossible dans une relation basée sur l’inféodation. D’autre part, ils tenteront de coloniser l’Angleterre avec des ressortissants venus des côtes maritimes de France. Ceci aussi est impossible parce que personne ne veut quitter la France pour l’Angleterre, pour la simple raison que la France est un beau pays et que l’Angleterre est grise, humide, froide et triste.

Seule une caste de seigneurs terriens s’y rendra pour aider les rois à imposer leurs lois, mais cela non plus ne réussira pas. Finalement, l’ambition des anglo-normands de prendre possession de toute la France comme de l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande et le Pays de Galles, leur vaudra une défaite militaire décisive contre une armée française commandée par une femme. Pour les Anglais, Sainte Jeanne d’Arc est libératrice de l’Angleterre autant que de la France. Dorénavant, guerre ou pas, les deux pays demeureront distincts. Telle est la volonté divine, qui, depuis l’Exode, n’accepte pas qu’aucun peuple soit inféodé et servilement soumis à un autre peuple ou groupe d’intérêt. Chaque peuple de la terre doit se prendre en charge et se gouverner lui-même, apprendre à agir en pleine conscience et répondre de ses actes, comme de son refus d’agir, devant le Tribunal de l’Éternité, que personne ne pourra éviter. Le monde sera contrasté et différencié, non pas uniformisé, homogénéisé, glauque, indifférencié et inféodé à une sorte de gouvernement mondial. L’existence dans le monde actuel de 192 États distincts, dont chacun est unique et identique à lui-même et à lui-même seul, prouve que la volonté divine a eu le dernier mot et l’aura encore. Le « mondialisme » voulu par les impérialistes et les gros capitaux ne durera qu’un temps.

CONTINUITÉS GÉOGRAPHIQUES

La Conquête de l’Angleterre par les Normands aidés des autres habitants des côtes maritimes de France a duré quatre siècles au Moyen Âge. Au 16e siècle, les gros commerçants de France firent appel aux mêmes habitants des côtes maritimes pour aller conquérir en Amérique du Nord d’immenses richesses en fourrures, bois et poissons. Pourquoi les habitants des côtes maritimes de la Normandie, Picardie, Bretagne, Poitou, Anjou et Aquitaine et non les autres Français? Simplement parce que ces habitants connaissaient la mer, la navigation à long cours dans les eaux glaciales de l’Atlantique nord et aussi dans les eaux intérieures de la Manche, la baie de Biscaye, la Méditerranée. Ils étaient experts dans la construction des navires même s’ils n’avaient pas toujours les moyens d’en construire les meilleurs. Il faut beaucoup d’argent pour construire de bons navires et comme les habitants des côtes sont généralement peu fortunés, ils doivent réussir avec les moyens du bord. Récemment, l’Angleterre vient de leur décerner le contrat pour la construction du paquebot de croisière géant Elizabeth the Second, qui sera probablement rassemblé dans les chantiers de St-Nazaire, en Bretagne. Ils ne manquent pas de talents, nos proches cousins d’outre Atlantique, mais la perspective de traverser l’Atlantique nord avec ses températures glaciales, ses tempêtes et ses vagues géantes, ne souriait guère aux générations des 16e, 17e et 18e siècles. Même les gens les plus compétents ont des limites, mais l’ambition du profit les poussa à tenter l’aventure. La moitié des navires envoyés vers le Saint-Laurent n’ont pu s’y rendre, ayant fait naufrage quelque part dans les eaux glacées de l’Atlantique nord.

CHANGEMENTS DE RÔLES

En Amérique du Nord, les habitants se sont déployés dans le Saint-Laurent, sous le commandement des navigateurs bretons et français, afin de développer le commerce des fourrures, du bois et de la pêche, tel que voulu par les gros intérêts qui exploitaient la Monarchie française à cet effet. Il n’était question que de commerce continental et maritime et non de s’établir en permanence dans ce pays trop froid, aux sols post-glaciaires peu propices à l’agriculture et au climat continental trop rude pour des gens habitués à vivre dans les climats modérés des régions maritimes.

Peu à peu, cependant, les autorités françaises ont décidé d’y établir une colonie permanente, par le moyen de fondations et le développement d’un régime de colonisation et mise en valeur des espaces disponibles le long du Saint-Laurent, peu importent les difficultés. Cette décision culmine sous Louis Xlll et son premier ministre Richelieu. Les marins vont devenir des défricheurs, des colonisateurs et des habitants, ce qu’ils ne semblent pas avoir particulièrement apprécié, mais il fallait le faire. La politique du régime seigneurial, mise au point sous Richelieu, était destinée à cette fin. Les seigneurs vont durer tant que le sol ne sera pas suffisamment occupé, défriché et développé, avec quelques infrastructures et ce régime changera ensuite en conséquence.

Or, le territoire du Québec est probablement un des plus durs au monde à développer et mettre en valeur. Cependant, par un travail acharné, les générations qui nous ont précédés ont fini par y arriver. Nous leur devons une dette particulière, nous, qui disposons actuellement de moyens impensables aux générations précédentes, qui ont trimé dur avec leurs mains et le travail des chevaux et des bœufs, hommes et femmes travaillant côte à côte sans se chercher querelle à tout propos. La misère oblige à composer les uns avec les autres et à ne pas se désolidariser, quoi qu’il arrive. Nous avons le devoir de respecter la mémoire des générations qui nous ont précédés et qui ont trimé tellement dur pour faire du Québec un des plus beaux pays du monde. Cette réussite est la nôtre.

Donc, cette fois, contrairement aux générations du Moyen Âge, qui ont refusé d’aller défricher et coloniser l’Angleterre, les ancêtres des 16e et 17e siècles vont trimer très dur pour développer et dompter une terre ingrate. Pour les habitants des côtes de la France maritime, c’est une nouveauté. Pour les habitants de la vallée du Saint-Laurent, c’est une métamorphose radicale de toute leur vie, individuelle et collective, une vie complètement nouvelle, qui, chez un peuple, exige plusieurs siècles d’adaptation. Lorsqu’on regarde le Québec de 2002, il est étonnant de constater jusqu’à quel point nous nous sommes adaptés et avons métamorphosé cette nature sauvage et glaciale en un beau pays.

Sur le plan géopolitique, c’était aussi une conquête territoriale par osmose, par le défrichement, le développement, la mise en valeur du sol, l’aménagement d’infrastructures et la fondation d’institutions inspirées des institutions françaises, à mentalité aristocratique et dans une langue aristocratique. Singulier contraste que le fait de construire de fait (de facto) un pays neuf, avec toutes les misères de la colonisation, s’accomplisse en même temps que le développement d’institutions capables de fournir des services comparables à toutes celles qu’avait connues la France monarchique. La nation et l’État du Québec s’annonçaient dès cette époque. C’était un progrès énorme, rapide et indéniable. Que les perfectionnistes s’abstiennent de juger, de dénigrer et de déprimer les autres qui y voient un succès, dont nous avons toutes les raisons d’être fiers, mais que notre mentalité de peuple colonisé et inféodé nous empêche d’apprécier à sa juste valeur.

samedi 19 janvier 2013

Charles Heidsieck contre le général Butler. Un français dans la guerre de sécession.

En décembre 1999, la chaîne ARTE a rediffusé « Champagne Charlie » , téléfilm consacré à Charles Heidsieck, le célèbre négociant en champagne. La partie la plus aventureuse de son existence le mêla aux péripéties de la guerre de sécession, mais si Alexandre Dumas aimait à dire que l'on pouvait « violer » l'Histoire à condition de lui faire de beaux enfants, dans le cas du présent téléfilm, on ne pouvait qu'encourager la dame à porter plainte !!!

Voici donc, au delà de l'imagination délirante des scénaristes, 
LE VERITABLE « CHAMPAGNE CHARLIE »


Par Patrick Ailliot , d'après le « Charles Heidsieck, un pionnier et un homme d'honneur » de Jacqueline Roubinet et Eric Glatre aux éditions Stock , Paris , 1995

Le club Confédéré et Fédéréal de France - CCFF http://ccffcw.xooit.fr/index.php



Les jeunes années

Charles Heidsieck voit le jour le 16 juin 1822 à Reims, dans une riche famille. Deuxième de quatre enfants, il est le fils d'un allemand protestant, Charles Henri Heidsieck, et d'une française catholique, Thérèse Emilie Henriot Godinot. Charles n'a que deux ans lorsque son père meurt d'une congestion cérébrale. Malgré ce drame, la petite enfance se déroule calme et paisible, grâce à l'affection de sa mère. A dix ans, il part pour Paris ou il est pensionnaire au collège de Vaugirard. Il yl passe son baccalauréat avec succès en 1841. Il affine ensuite son éducation en Allemagne, encouragé par la famille de son père et par sa mère toujours attentive. Il intègre ainsi l'académie scientifique de l'université de Lubeck puis regagne la France en 1846 pour entrer dans la maison de champagne Piper qu'il quittera en 1850, quand Henri Piper vendra une partie de son affaire à son agent des États- Unis, Jacques Kunkelman. Un différend semble s'en être suivi car un procès opposera la firme à Charles Heidsieck…(Henri Piper avait épousé la veuve d'un oncle paternel de Charles, la marque deviendra « Piper- Heidsieck »)

Après une déception sentimentale (« elle » se marie avec un autre…), Charles épouse, le 26 janvier 1850, une cousine du coté maternel, Amélie Henriot, héritière d'une célèbre et puissante famille rémoise, fortement catholique. La cérémonie sera un événement local d'importance. De 1853 à 1868, huit enfants vont naître de cette union, six filles, trois entreront dans les ordres, et deux garçons.

Le Champagne :

En 1851, Charles s'associe d'abord avec son beau-frère, Ernest Henriot, pour exploiter la marque de champagne « Auger- Godinot », puis il lance sa propre marque : « Charles Heidsieck » Il lui faut trouver de nouveaux marché et il pense à l'Amérique. C'est ainsi qu'en 1852, il débarque pour la première fois aux Etats -Unis , pour une « reconnaissance » sur place à Boston puis à New York, et « ça marche ! » Lorsqu'il revient en 1857, il exporte déjà 300 000 bouteilles par an outre-Atlantique !
Alors qu' il débarque à New York le 15 octobre 1857, le pays est alors secoué par une terrible crise financière qui va également embarrasser les industries de luxe françaises. Heidsieck, qui est donc présent sur le terrain, rassure, charme et devient en peu de temps la coqueluche du tout New York qui donne de grandes soirées en son honneur.
Charles Heidsieck est désormais célèbre aux États -Unis, y compris pour son habileté à la chasse, car c'est une excellente gâchette !

Heidsieck et le Sud :

C'est en janvier 1860 que Charles débarque à nouveau sur le sol américain. Les affaires marchent très bien et cette fois, il a décidé de ne pas se cantonner à la Nouvelle Angleterre mais de voir le Sud, un marché des plus prometteurs ...Après New York, c'est Boston, puis Baltimore et Philadelphie, tout cela par le train. Il rencontre à chaque fois tout ce que le pays compte d'hommes influents, dont le sénateur Douglas, adversaire de Lincoln aux prochaines élections. Charles ne connaît pas encore le sud mais il se rend compte rapidement de la tension qui règne. De Boston, il écrit : « la question de l'esclavage qui domine tout, et menace de brouiller le Nord avec le Sud, y a créé une grande perturbation financière et de nombreuses faillites… C'est de l'état de Massachusetts que partent les écrits les plus passionnés sur l'abolitionnisme. »
A Washington, il est présenté au président Buchanan et fréquente de nombreux sénateurs de toutes tendances. Après un retour à New York pour ses affaires, il part, au printemps de 1860, de Washington pour la Nouvelle Orléans ...par le train ! Un voyage harassant à travers la Virginie, le Kentucky, le Tennessee ou les parcours « ...ressemblent à des montagnes russes. ». Dans ses lettres à sa femme il décrit les paysages qu'il traverse avec un incontestable talent de conteur romantique… Puis ce sont les plantations : «...occupées par des nègres de tout age, de tout sexe, dont le travail varie depuis le labour et la semence jusqu'à la presse à bras… Ils ont l'air heureux, ils rient volontiers, ils chantent souvent, ils ne manquent de rien. Il leur a été attribué plus de coups dans les romans qu'ils n'en reçoivent jamais. Il sont traités humainement… Dans leurs maladies, ils sont soignés et beaucoup d'entre eux sont des intendants fidèles, actifs, dévoués et intelligents »

A la Nouvelle-Orléans, il assiste, apparemment impassible, à des ventes d'esclaves. Toutefois, dans ses lettres il ajoute « Je sais ce que mon intelligence disait de ce spectacle et combien son langage différait de celui que tenait mon cœur. » Heidsieck réprouve sincèrement le principe de la servitude « la honteuse obligation de soumettre les noirs au régime d'une simple marchandise à acheter ou à vendre » …

La Nouvelle-Orléans en 1860.

La plus grande ville de Louisiane le séduit immédiatement, cinquante ans après la vente du territoire à l'Amérique tout y est encore tellement français, « la moitié de la ville parle encore français » remarque t'il, il trouve ces français américains « vifs, hospitaliers, grands buveurs et grands fumeurs », et admire leurs beaux enfants et leurs jolies femmes « habillées comme à Paris mais avec plus de luxueuses extravagances ». En matière de femmes, Charles est ébloui par les quarteronnes, ces mulâtresses pratiquement blanches, fruits du sang des maîtres blancs et des esclaves noires, dont bon nombre font commerce de leurs charmes…

Reçu par le maire, invité aux cérémonies d'inauguration d'une statue de Henry Clay, Charles est immédiatement adopté par la bonne société locale. Pendant son séjour en ville, il loge à l'hôtel Saint Charles, puis il est reçu dans les plus grandes plantations de l'état. En mai, il gagne l'Alabama et Mobile. Là encore, il reçoit un accueil chaleureux... et vend son champagne sans difficulté. A Mobile d'ailleurs, dans les lieux de consommation, on demande désormais une bouteille de « Charles » tout simplement !
Dans une lettre du 6 juin 1860, il parle de son accueil par « une infinité de jeunes gens des trois villes » ( Montgomery, La Nouvelle-Orléans et Mobile)) « tous des jeunes gens de famille, s'équipant à leurs frais… ». Heidsieck ne le dit pas clairement, mais on ne peut s'empêcher de penser que ces hommes se préparent déjà à un futur conflit…
Charles pousse jusqu'au Texas ou il rencontre le consul de France à Galveston, M de St Cyr, puis c'est Montgomery, Augusta, Savannah, Charleston et Richmond. Partout de nouveaux amis dans ce sud qui le séduit décidément beaucoup et ou il enregistre de fructueuses commandes !
Il remonte ensuite vers Washington et Baltimore puis c'est le Middle West : Columbus, Dayton, Cincinnati. Il est à Saint Louis dans le Missouri en juillet 1860 et regagne enfin New York après des milliers de kilomètres en chemin de fer, en bateau ou à cheval. En septembre il s'embarque pour la France. Il a gagné son pari, le Nord comme le Sud boivent maintenant du « Charles Heidsieck ». Si ses affaires le lient aux yankees, c'est d'avantage l'amitié qu'il a trouvé en Dixieland et ceci aura des conséquences pour l'avenir.

La Guerre Civile :

Avril 1861. Heidsieck pressent-il que le drame est tout proche ? En tous cas, il craint pour ses affaires outre-Atlantique et il s'embarque à Liverpool. C'est à l'escale d'Halifax, au Canada, qu'il apprend la prise de Fort Sumter « Le pilote nous jette le mot de combat, ainsi la guerre civile est déclarée, quelles en seront les suites, Dieu seul le sait ». (lettre du 30 avril 1861). Charles débarque à Boston le lendemain. « Le pays est dans un état indescriptible » écrit-il à sa femme « Plus d'affaires, boutiques fermées, guerre civile à Washington, blocus des ports de sud, tous les jeunes gens sont sous les armes, riches ou pauvres, des émeutes partout, la population s'interposant, une bataille est inévitable et on ne sait ou cela conduira, tout est pire qu'en France le 25 février 1848 ! Je crains que tout ne soit perdu ! » Il arrive à New York quinze jours plus tard : « La situation est au plus mal dans ce malheureux pays, commercialement et politiquement parlant. Il faudra des torrents de sang pour apaiser les fureurs insensées des deux partis, les vaisseaux sont maintenant brûlés, on est face à face et on ne veut pas faire de quartier, comme d'ailleurs on n'en attend pas; le sang a coulé à Saint-Louis et à Baltimore, non dans des combats réguliers, mais à l'occasion d'émeutes » (lettre du 16 mai 1861).


Charles prend la décision de se rendre dans le sud afin de recouvrer des créances que l'état de guerre semble compromettre de façon irrémédiable, en effet, un moratoire vient d'interdire tout versement du Sud vers le Nord et ses agents de New York, refusent de reconnaître leurs créances. Des sommes considérables sont en jeu, une grande partie de la fortune des Heidsieck et leur avenir sont engagées dans l'affaire, pas le choix donc, « Si ce n'était pour mes créanciers et mon honneur, du diable si j'irai dans le Sud en ce moment ! » . Les voyages sont devenus très difficiles : « Ma sauvegarde et l'espoir d'arriver résident dans mon nom et dans mon passeport français ...ce peuple a le vertige » écrit-il encore à Amélie peu avant son départ « il se jette , lui et nous, dans un abîme sans fond ! Le Nord et le Sud veulent se venger l'un de l'autre envers et contre tout ».
Charles part, les lettres que lui adresse sa femme ne lui parviendront que beaucoup plus tard, en attendant son retour, Amélie veille sur le négoce. Heidsieck se retrouve rapidement coincé entre Louisville et le Kentucky.
« Les sommes dues par le Sud au seul commerce de New York s'évaluent à plus de 100 millions de dollars dont pas un centime ne rentrera avant la fin de la guerre civile… Payer ses dettes au Nord est considéré comme un crime de haute trahison… Les deux républiques indispensables l'une à l'autre sont abandonnées à leurs ressources respectives … Les chemins de fer ne transportent que des milices… d'ici quelques semaines, ils seront face à face les uns contre les autres, s'égorgeant ou s'entre-tuant, le révolver à la main. La haine qui les anime est incroyable … » (lettre de Juin 1861 ? )

En passant par le lac Erié, Cleveland et Columbus, puis Cincinnati et Louisville, Charles gagne Jackson sur le Mississippi et enfin la Nouvelle-Orléans. A dix lieues de la ville, son train déraille ! Il parvient à confier quelques lettres pour la France à un steamer en partance pour Cuba. Il y donne une appréciation des événements vus du Sud : « Le Sud est plus sain que le Nord, il est plus honnête et plus riche parce que sa richesse repose sur un indispensable produit. Quant à un arrangement pacifique, il n'y faut pas songer tant que le Nord sera décidé à ramener le Sud par la force. L'Union est morte pour toujours et si par leur marine, la France et l'Angleterre établissent des relations directes avec le Sud, New York , Boston et les grandes villes du Nord sont perdues… D'après tout ce que je vois et ce que je juge et pour bien des motifs le Sud doit l'emporter et devenir riche à milliards, le Nord est et sera ruiné pour longtemps, sinon pour toujours . »

Vision édulcorée de la Nouvelle-Orléans au début de la guerre civile.

A la Nouvelle-Orléans, Heidsieck parvient à recouvrer près de 28 000 dollars sur 30 000, de là, il se rend, par la route, à Mobile. Il retrouve beaucoup d'amis, du moins leurs épouses ou les plus âgés d'entre eux, les autres se battent dans les rangs confédérés. « C'est un spectacle curieux que ce dévouement à la cause commune, et cette cause commune est chez tous, depuis l'enfant qui tricote des bas pour les soldats jusqu'au vieillard qui, pour se défendre lui et les siens en cas d'attaque, fait pendant des heures l'exercice. Quand aux noirs, ils sont plus paisibles que jamais, pleurent quand le jeune maître part pour la guerre, font la récolte de coton, comme si de rien n'était, travaillent aux fortifications, rient toujours et quand le soir arrive, dansent et chantent… Il n'y a ni crime , ni désordre (lettre de 31 décembre 1861).
Charles va faire cinq aller et retour entre La Nouvelle -Orléans et Mobile, il y recouvre la majeure partie de ses créances, en numéraire d'abord, puis celui ci commençant à manquer, il accepte du coton en paiement. Il parvient même à l'acheminer jusqu'à Mobile, port encore libre en 1862, et à armer deux sloops qui vont tenter de le transporter vers l'Europe en forçant le blocus. Nous sommes au printemps de 1862, désormais sa présence en Amérique n'a plus d'utilité et Charles Heidsieck

 décide de rentrer en France par tous les moyens. Il espère s'embarquer à la Nouvelle-Orléans sur un bateau en partance pour la Havane ou le Mexique, puis de là rentrer en Europe. La prise de la cité Louisianaise le 26 avril 1862 par les troupes fédérales va sérieusement compliquer l'opération.

L'affaire Heidsieck :

Butler.

A trois reprises, afin, semble t'il, de récupérer des paquets à son attention chez le consul de France, M de Mejan, Charles parvient à faire des voyages entre Mobile et la Nouvelle-Orléans désormais occupée. Pour ce faire, il s'engage sur un des rares navires autorisés à ravitailler la ville en farine. A la quatrième tentative, il accepte de convoyer un paquet de dépêches ministérielles reçues par le vice-consul de France à Mobile et destinées à M de Mejan. Mais à la Nouvelle-Orléans, la situation a changé. C'est maintenant le général Benjamin Butler qui commande les forces fédérales et ses méthodes sont pour le moins autoritaires ! Lorsque Charles met pied à terre le 29 juillet 1862, ordre lui est donné de se présenter devant le général. En effet, défense avait été faite aux passagers de débarquer en ville sans justifier de leur nationalité et du but de leur voyage. Charles se déclare sujet français, voyageant pour son commerce et se dit porteur de dépêches de son gouvernement. Il demande l'autorisation de les transmettre à son consul. Inquiet, il fait tout de même prévenir M de Mejan afin qu'il le rejoigne chez Butler. La scène qui suit fut plus tard rapportée sous serment par Charles Heidsieck devant Maître Coudert, notaire assermenté à New York :

Butler : « Vous êtes le porteur de ces dépêches ? »
Heidsieck : « Oui général, voici mes papiers et mes passes et vous voyez l'enveloppe des dépêches »
B: « C'est inutile »
- Prenant un couteau, il brisa les sceaux et commença à couper les liens qui entouraient l'enveloppe. Je l'interrompis. -
H : « général, cette ouverture ne devrait-elle pas se faire en présence de M de Méjan ? »
- Il me regarda d'un air indescriptible et continua à couper, puis il ajouta -
B : « Vous connaissez le contenu de ces dépêches ? »

H : « Mon général, nullement »

Comme j'avais fait mon devoir en protestant contre la violation des sceaux… je n'ajoutais plus un mot, laissant le reste à faire à M de Méjan. Quand ce fut fini, le général additionna ce que le port aurait coûté jusqu'à Mobile, puis se tournant vers ses officiers -

B : « Voyez, si ce n'est pas un scandale complet ! Le gouvernement français a volé 17 piastres de droits de poste aux États -Unis en envoyant ces papiers chez les maudits insurgés, envoyez un sergent dire à ce comte... comment s'appelle t'il déjà ? (quelqu'un dit Méjan) à ce comte Méjan, qu'il vienne me parler de suite.
-Puis se tournant vers moi - Sortez ! »
Heidsieck sort en récupérant l'enveloppe aux sceaux brisés. Méjan a une entrevue orageuse avec Butler dont Charles ne su rien, puis Butler le reçoit à nouveau.
Butler : « Vous avez apporté ces dépêches ? »
Heidsieck : « Oui général »
B: « Vous vous appelez Charles Heidsieck ? »
H : « Oui général, je suis Charles Heidsieck, Français de Reims, négociant en vins de champagne »
B : « Vous étiez bar keeper à bord du steamer Mutchez lors de son voyage ici ? »
H : « Certainement général, c'est mon droit, conformément à mes passeports réguliers, visés par nos propres consuls, d'aller et venir en l'emploi qui me convient , pourvu que je me conforme aux aux lois et je n'en ai violé aucune que je sache ! »
B : « Et bien ! Je vous envoie à Fort Jackson jusqu'à nouvel ordre pour avoir passé mes lignes sous un faux emploi . »
Heidsieck est stupéfait, il se fait traiter de « maudit menteur »
H: « Je proteste au nom de la France et de mon droit de citoyen français »
B : « Chien de français, tu me paieras cher ta résistance ! »
(rappelons que c'est Heidsieck qui rapporte ces propos, NDLR)

Puis on l' emmène à la prison de Custon House. Le consul essaye d'intervenir, on propose une caution, mais rien n'y fait. Charles écrit à sa femme puis rédige une lettre à l'attention de l'empereur Napoléon III, une autre au gouvernement français et à diverses personnalités Rémoises afin d'attirer l'attention sur sa mésaventure et susciter des réactions en sa faveur. Bien traité par les soldats yankees, Charles Heidsieck est bientôt dirigé sur Fort Jackson en compagnie d'autres prisonniers politiques et quelques droits-communs.


Heidsieck photographié dans sa tenue de « prisonnier politique » à Fort Jackson

Arrêtons nous un instant tandis que Charles se rend sur le lieu de sa détention. Si son arrestation et son emprisonnement sans jugement, ni même possibilité de défense, sont inqualifiables - mais l'état de guerre explique beaucoup de choses - l'affaire est moins anodine qu'il n'y paraît au premierabord. En ouvrant les dépêches destinées au consul de France, Butler avait mis la main sur une correspondance très compromettante pour le gouvernement impérial. Le ministre des affaires étrangères avait en effet laissé passer plusieurs lettres qui informaient les confédérés d'un prochain envoi de fournitures textiles militaires, en violation flagrante de la neutralité de la France dans la guerre opposant Nord et Sud. Bien sûr, Heidsieck l'ignorait totalement. Le gouvernement français avait beau protester contre la rupture des sceaux de la valise diplomatique et l'ouverture des dépêches, leur contenu le mettait dans une situation assez délicate, encore compliquée par l'intervention de la France au Mexique, très mal vécue par le gouvernement fédéral. Malheureusement pour Charles Heidsieck, il fallut beaucoup de temps pour trouver une solution à cet incident diplomatique.

Une "chambre" au Fort Jackson", du nom du général Andrew Jackon qui défendit la Nouvelle-Orléans contre les anglais pendant la guerre de 1812 -Photos actuelles.

En attendant, Charles est « installé » à Fort Jackson, un endroit délabré et insalubre situé sur un îlot vaseux dans l'estuaire du Mississippi. Les conditions de détention sont exécrables et la fièvre jaune décime gardiens et prisonniers. Par deux amis qui parviennent à le voir, Heidsieck y apprend la perte de ses sloops chargés de coton, coulés par les navires du blocus. Il est ruiné ! Plus réconfortant, sa famille va bien et sa femme se dépense sans compter pour le « sortir de là » . Le 21 novembre 1862, Amélie adresse deux suppliques, l'une à l'impératrice Eugénie, l'autre à l'empereur afin d'attirer leur attention sur le cas de son époux.
« C'est avec confiance, Madame, » écrit-elle à l'impératrice « et les larmes aux yeux, que je m'adresse à Votre Majesté, pour la conjurer, en sa qualité d'épouse et de mère, de s'intéresser au prisonnier et de rendre à une femme son mari, à des enfants leur père et à une mère son fils. Je crois que jamais un homme d'honneur, un négociant, un père de famille n'a été soumis à de semblables épreuves et n'a été plus digne de la haute protection que j'ose réclamer de la bienveillante intervention de Votre Majesté ». A Napoléon, elle cite les propos injurieux tenus par Butler aux notables de la Nouvelle-Orléans venus intercéder en faveur de Charles : « Je me f… de la France, de son empereur et de cette sale boutique ! Je suis le maître et je n'entends pas qu'on vienne me faire des remontrances pour un damné français . »

Butler en photo et vu par un caricaturiste.

En fait, à cette date, Charles a déjà été libéré, il débarque à La Nouvelle-Orléans le 16 novembre 1862, après pratiquement quatre mois d'emprisonnement très difficiles. Ayant miraculeusement survécu aux miasmes de Fort Jackson, il avait été transféré à Fort Pickens , dans la baie de Pensacola en Floride, ou les conditions de détention étaient à peine meilleures. Enfin une lettre de libération était arrivée, mais il avait fallut encore deux jours pour que la confirmation signée de Butler lui-même oblige le commandant de la prison à relâcher Charles !
Peu de temps après, le général Butler, sera relevé de son poste à la Nouvelle-orléans. Il est possible que l'affaire Heidsieck, conjuguée à beaucoup d'autres abus du général et de son entourage, ai contribué à cette disgrâce…
Épuisé moralement, malade, affaibli, sans argent ni vêtement, l'avenir semble sombre pour « Champagne Charlie », heureusement, il lui reste beaucoup d'amis et il va pouvoir reprendre des forces. Ayant retrouvé son énergie et sa détermination, il demande audience à M. H Mercier, ministre de l'empereur auprès du gouvernement des États-Unis à Washington, et se rend à New York en décembre 1862. Il semble qu'un dernier incident l'y ai opposé à Butler. Un journal populaire avait publié une caricature du général en Dogue, enchaîné, le cou serré par un carcan, s'efforçant en vain d'atteindre et de mordre un petit français qui lui échappait en esquissant un geste moqueur. Butler paya t'il des hommes de main pour assassiner Heidsieck ? En tous cas, une balle siffla aux oreilles de ce dernier dans un couloir d'un hôtel de la ville …
Quelques jours plus tard, Charles Heidsieck quittait les États-Unis pour n'y jamais revenir.

A Reims, la situation n'est guère brillante. Les Heidsieck sont ruinés. Charles et son beau-frère, Ernest Henriot, surmontent la crise qui les opposent d'abord et le 7 juillet 1863, ils fondent une nouvelle société qui prend la succession de la première : « Charles Heidsieck et Cie ». Il faut bientôt abandonner tout espoir de récupérer les créances américaines, ou même d'obtenir un dédommagement pour les tracas subis par Charles aux États-Unis. En effet, le 11 novembre 1863; un exposé de la situation de l'Empire est distribué aux membres du corps législatif. Il y dit expressément que les citoyens français qui ont eu à souffrir dans leur personne et dans leurs biens de la guerre de sécession n'ont pas à attendre de compensation.
Charles Heidsieck ne recevra même pas une simple excuse de la part de son gouvernement et encore moins de celui des États-Unis ! C'est donc une créance de 1 916 000 francs, laissée tant au Nord qu'au Sud, qui s'envole ! Une fortune …
Pour remonter son affaire, Charles va entreprendre une série de voyages à travers l'Europe qui , de 1864 à 1880, le mèneront jusqu'à Moscou et Saint Petersburg (1864). Si les ventes sont bonnes, le négoce reste fragile. Heureusement Amélie est là et le couple Heidsieck reste soudé dans l'adversité (trois enfants naîtront en 1864, 1865 et 1868). Le 1er janvier 1876, Ernest Henriot fonde sa propre maison, un concurrent de plus pour Heidsieck.
Malgré les succès enregistrés depuis la reprise de son affaire, Charles va être sauvé par un véritable miracle, venu de ces États-Unis qui lui ont causé tant de tracas.

Le Colorado :

Un certain Thomas Bayaud, frère d'un agent de Charles Heidsieck à New York au moment de la guerre civile, qui l'avait honteusement grugé, s'était juré qu'il réparerait la dette reniée par son frère. Bayaud était parti pour l'ouest, comme beaucoup de gens après le conflit. Il s'installa dans le Colorado. Une poignée de pionniers comme lui, se partagea en lots les terrains d'une petite bourgade qui comptait alors 300 habitants. Les titres furent régulièrement enregistrés et lorsque Bayaud décéda en 1868, il légua tout son avoir à Charles Heidsieck, soit 360 lots de terrain de la ville de Denver qui, à ce moment , comptait déjà près de 30 000 habitants.

 Heidsieck devait toutefois faire sur place, personnellement ou par l'intermédiaire d'un mandataire, certaines démarches supplémentaires. Mal inspiré, et sans doute assez peu désireux de remettre les pieds dans un pays ou il avait connu bien des déconvenues, Charles confia cette mission à un ami dont il ne révéla jamais le nom à ses enfants. Cet ami trahi sa confiance, et lorsque survint la guerre de 1870, le Colorado semblait bien n'être qu'un mirage de plus pour la famille Heidsieck.
Un jour de janvier 1871, survint pourtant un nouveau miracle en la personne du révérend John Baptist Raverdy, grand vicaire de l'évêque du Colorado et administrateur des biens de l'église à Denver. Raverdy était né à Bourgogne, un petit village situé près de Reims. Le curé du lieu l'avait envoyé au séminaire de Chalons. Ce fut ensuite l' Amérique en tant que missionnaire et une belle réussite. Le révérend avait eu connaissance de l'abandon de propriétés appartenant à un compatriote, qui plus est, natif de sa région, et il s'était fait le champion des droits d'Heidsieck dans cette affaire. L'entrevue fut fructueuse, grâce à Raverdy et à l'héritage inespéré de Denver, la maison Charles Heidsieck allait pouvoir s'acquitter progressivement de toutes ses dettes jusqu'à leur extinction en 1901.

Quand à Charles Heidsieck, il prend sa retraite en 1886, passant la main à son fils aîné, Charles Marie Eugène. Il s'éteint le 3 février 1893 et est inhumé dans le cimetière de Reims, sur la stèle de sa tombe, détruite en 1914, on pouvait lire :
« Son nom a été légué à ses enfants comme un héritage d'honneur »