LA CANAILLE.
On se bat à Paris ; la garde nationale armée, forte
de 200 000 hommes, est en révolte ; à Montmartre, canons et mitrailleuses sont
braqués sur la ville ; Vinoy est bloqué et va capituler ; Chanzy part avec 40
000 hommes pour combattre l’insurrection, etc.
Telles sont les nouvelles que les réactionnaires
colportaient ces jours-ci, et l’Assemblée tremblante demandait si elle irait
siéger sur le Puy-de-Dôme ou en plein Océan, et les journaux monarchistes
débitaient des tirades de longue haleine sur « la populace, la vile multitude, la
crapule, la canaille. »
Pauvres gens, ignorants et ingrats ! Cette
canaille, que vous conspuez, pour laquelle vous n’avez pas assez d’insultes,
que vous accusez de pillage et d’assassinat ; cette canaille que vous voudriez
voir balayer par le canon, savez-vous ce qu’elle est, ce que vous lui devez ?
Savez-vous paysans, bourgeois égoïstes et lâches,
ce qu’il y a de dévouement, de courage et de misère dans le cœur de cette
canaille ?
C’est elle qui vous a fait ce que vous êtes ; c’est
elle qui vous a vengés d’une oppression de dix siècles.
Paysan, qui est-ce qui t’a donné les moyens
d’acheter ton champ, ta vigne et de les cultiver pour toi, pour toi seul ?
La canaille.
Bourgeois, commerçant, propriétaire, qui est-ce qui
t’a donné la faculté de travailler pour toi, pour toi seul, d’amasser, de
sortir de la misère, de te faire un petit bien-être ? Qui est-ce qui travaille
pour toi et t’enrichit ?
La canaille.
Et vous député, avocat, médecin, homme de lettres,
professeur, capitaine, qui est-ce qui vous a permis de montrer votre licence et
votre mérite et de prendre place au soleil ?
La canaille.
Vous tous, tant que vous êtes, qui vous a faits
hommes libres, citoyens ?
La canaille de 1789, de 1830, de 1848.
Cette canaille, si vous l’aviez écoutée et suivie,
le 2 décembre, aurait déjoué avec vous les projets du parjure Bonaparte ; si
vous aviez voté comme elle, elle aurait renversé le second Empire, et prévenu
la ruine et la honte de la patrie ; elle aurait peut-être sauvé la France le 31
octobre si vous l’aviez un peu mieux connue et si vous aviez eu plus de confiance
en elle.
C’est elle qui fait les révolutions et sans en
profiter.
Qu'y gagne-telle, la canaille ?
La misère, la haine de ceux qu’elle sert, parfois
l’exile, souvent la mort.
Malgré ses bienfaits et son abnégation, vous n’avez
pour elle que l’injure ; vous savez bien qu’elle fusille les voleurs qui se
glissent dans ses rangs, et que si parfois ses mains sont teintes de sang,
c’est qu’elle punit ses traîtres ou se venge d’un usurpateur.
Elle se désavoue (sic) pour vous, et vous n’avez
pour elle que l’insulte, l’ingratitude pour la remercier.
Vous ne vous souvenez pas même que vos pères
faisaient partie de cette canaille, et vous ne songez pas que vous en faisiez
partie vous-mêmes, mais sans gloire, si vos pères avaient été aussi égoïstes et
aussi lâches que vous.
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