"L’hypocrisie profonde et la
barbarie de la bourgeoisie s’étalent impunément sous nos yeux, que nous
regardions vers les métropoles où sa domination a revêtu des formes
respectables, civilisées, ou vers les colonies où elle est brutale. K. MARX,
cité par Andreas BAADER.
Les journalistes jettent à la
volée des mots qui en mettent plein la vue sans trop se préoccuper de la lente
germination de ces mots dans les consciences. Violence — et son complément
indispensable : non-violence, sont un exemple. Si nous réfléchissons à
n’importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui
est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près
synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin
qui brise la coquille de l’oeuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un
enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant,
la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. Le procès qui est fait à la
« R.A.F. » (Rote Armee Fraktion), le procès de sa violence est bien réel, mais
l’Allemagne fédérale et, avec elle, toute l’Europe et l’Amérique veulent se
duper. Plus ou moins obscurément, tout le monde sait que ces deux mots : procès
et violence, en cachent un troisième : la brutalité. La brutalité du système.
Et le procès fait à la violence c’est cela même qui est la brutalité. Et plus
la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient
impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui
est vie sera exigeante jusqu’à l’héroïsme. Voici une phrase d’Andreas : « La
violence est un potentiel économique. »
Quand la violence est définie ou
décrite comme plus haut, il faut dire ce qu’est la brutalité : le geste ou la
gesticulation théâtrales qui mettent fin à la liberté, et cela sans autre
raison que la volonté de nier ou d’interrompre un accomplissement libre.
Le geste brutal est le geste qui
casse un acte libre.
En faisant cette distinction
entre violence et brutalité, il ne s’agit pas de remplacer un mot par un autre
en laissant à la phrase sa fonction accusatrice à l’égard des hommes qui
emploient la violence. Il s’agit plutôt de rectifier un jugement quotidien et
de ne pas permettre aux pouvoirs de disposer à leur gré, pour leur confort, du
vocabulaire, comme ils l’ont fait, le font encore avec le mot brutalité qu’ils
remplacent ici, en France, par « bavures » ou « incidents de par-cours ».
Comme les exemples de violence
nécessaire sont incalculables, les faits de brutalité le sont aussi puisque la
brutalité vient s’opposer toujours à la violence. Je veux dire encore à une
dynamique ininterrompue qui est la vie même. La brutalité prend donc les formes
les plus inattendues, pas décelables immédiatement comme brutalité :
l’architecture des H.L.M., la bureaucratie, le remplacement du mot — propre ou
connu — par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse
sur la lenteur des piétons, l’autorité de la machine sur l’homme qui la sert,
la codification des lois pré-valant sur la coutume, la progression numérique
des peines, l’usage du secret empêchant une connaissance d’intérêt général,
l’inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers
qui a la peau brune, la courbette obséquieuse devant le pourboire et l’ironie
ou la grossièreté s’il n’y a pas de pourboire, la marche au pas de l’oie, le
bombardement d’Haïphong, la Rolls-Royce de quarante millions... Bien sûr,
aucune énumération ne saurait épuiser les faits, qui sont comme les avatars
multiples par lesquels la brutalité s’impose. Et toute la violence spontanée de
la vie continuée par la violence des révolutionnaires sera tout juste
suffisante pour faire échec à la brutalité organisée.
Nous devons à Andreas Baader, à
Ulrike Meinhof, à Holger Meins, à Gudrun Ensslin et Jan-Karl Raspe, à la «
R.A.F. » en général de nous avoir fait comprendre, non seulement par des mots
mais par leurs actions, hors de prison et dans les prisons, que la violence
seule peut achever la brutalité des hommes. Une remarque ici : la brutalité
d’une irruption volcanique, celle d’une tempête, ou plus quotidienne celle d’un
animal, n’appellent aucun jugement. La violence d’un bourgeon qui éclate —
contre toute attente et contre toute difficulté — nous émeut toujours.
Evidemment une chance est
possible : que la brutalité, par son excès même, se détruise, ou plutôt, non
qu’elle change de fin — par définition elle n’en a pas — mais en arrive à
s’effacer, à s’anéantir à long terme, devant la violence. La colonisation du
tiers monde ne fut qu’une série de brutalités, très nombreuses et très longues,
sans autre but que celui, plutôt atrophié, de servir la stratégie des pays
colonialistes et l’enrichissement des sociétés d’investissements aux colonies.
Il en résulta donc une misère, un
désespoir qui ne pouvaient que nourrir une violence libératrice.
Mais jamais, dans ce que nous
connaissons d’eux, les membres de la « R.A.F. » ne laissent leur violence
devenir brutalité pure, car ils savent qu’ils seraient immédiatement
métamorphosés en cet ennemi qu’ils combattent.
Dans cette correspondance, dans
les dépositions, une préoccupation est particulièrement remarquable : sans se
soucier des anecdotes sur le Kremlin, des vaticinations de de Gaulle sur
certain dîner de Staline ou d’autres détails rapportés par les kremlinologues
et qui ont autant de signification que les écarts sentimentaux de la reine
d’Angleterre, la « R.A.F. » s’attache à démontrer que, de Lénine jusqu’à
main-tenant, la politique soviétique ne s’est jamais écartée du soutien aux
peuples du tiers monde. Qu’on l’explique comme on voudra, cette politique n’est
jamais en défaut. Elle peut se trouver, et elle se trouve souvent, embarrassée
par la complexité toujours vive de rapports féodaux, tribaux, à laquelle
ajoutent les intérêts, les manoeuvres contradictoires des anciennes puissances
coloniales et ceux de l’Amérique, mais de-puis 1917 et malgré ce que nous
disent les commentateurs occidentaux, malgré ce que serait sa politique
intérieure, l’Union soviétique, soit par des accords de gouvernement à
gouvernement, soit par ses votes à l’O.N. U. et dans les organismes
internationaux, a pris toujours le parti du pays le plus faible, le plus
démuni.
Cela, beaucoup de personnes le
savent, c’est certain. En Europe — et par Europe il faut entendre aussi le
monde européen d’Amérique — et surtout en Allemagne de l’Ouest, dans cet
univers tellement anti-soviétique, la « R.A.F. » est seule à le dire
clairement. En somme, la « R.A.F. » rétablit une évidence politique, occultée
en Europe.
Est-ce pour cela que la Fraction
Armée Rouge est si peu — malgré le retentissement de ses arguments politiques,
étouffés il est vrai par une action violente nommée ici « terrorisme
(parenthèse : un mot encore, celui de « terrorisme » qui devrait être appliqué autant
et davantage aux brutalités d’une société bourgeoise) —, est si peu,
disions-nous, acceptée par certains gauchismes ?
Il y a peut-être encore d’autres
raisons : c’est que la Fraction Armée Rouge paraît être le contraire de ce que
fut Mai 68, et son prolongement. Surtout son prolongement. Dès le début, la
révolte étudiante — mais non les grèves dans les usines — se donne une allure
frondeuse qui se traduit en escarmouches où les adversaires, polices et
manifestants, cherchent, avec plus ou moins d’élégance, à éviter l’irréparable.
Les jeux nocturnes des rues relèvent plus de la danse que du combat. Les
manifestations sont verbeuses, ouvertes même à la police et aux provocateurs de
droite. Quant aux prolongements de ce mois de mai, nous les apercevons comme
une sorte de dentelle angélique, spiritualiste, humaniste. La « R.A.F. » s’est
organisée avec à la fois une dureté de bouchon bien vissé, avec une étanchéité
des structures, avec une action violente qui ne cesse ni en prison ni hors
d’elle, et conduit, avec précision, chacun de ses membres aux limites de la
mort, aux approches de la mort soufferte s’opposant encore violemment aux
brutalités judiciaires et carcérales, et jusqu’à la mort elle-même.
L’héroïsme n’est pas à la portée
de n’importe quel militant. On peut donc penser que les gauchistes désinvoltes,
épinglés par Ulrike... « le radicalisme seulement verbal »... sont apeurés
devant une détermination aussi conséquente.
Dans cette longue correspondance
et ces déclarations, on ne trouvera pas le mot de Goulag. Ce que l’U.R.S.S. a
fait, ce qu’elle aurait fait de négatif — sans être escamoté —, cède à ce
qu’elle a fait, qu’elle fait de positif. Chaque membre de la « R.A.F. »
accepte, revendique, exige d’être, et entièrement, jusqu’à la torture et
jusqu’à la mort, l’une des îles de cet archipel du Goulag occidental.
Toute la « déclaration d’Ulrike
pour la libération d’Andreas au procès de Berlin-Moabit » dit très bien, d’une
façon explicite, que c’est la brutalité même de la société allemande qui a
rendu nécessaire la violence de la « R.A.F. ». On le comprend à la lecture de
cette déclaration, et particulièrement du passage commençant par : « La
guérilla, et pas seulement ici, car il n’en a pas été autrement au Brésil... on
est un groupe de camarades qui a décidé d’agir, de quitter l’état léthargique,
le radicalisme seulement verbal, les discussions de plus en plus vaines sur la
stratégie, nous avons décidé de lutter... »
L’Allemagne est devenue ce qu’en
attendaient les gouvernements des Etats-Unis : leur extrême glacis à l’Est, et
Ce plus offensif. A cette brutalité se perpétuant elle-même selon sa logique
devenue folle, interdisant ou laminant un parti communiste presque hors-la-loi,
la « R.A.F. » ne pouvait opposer que la violence héroïque. Admettons un court
instant que la correspondance d’Andreas, d’Ulrike et de ses camarades se
nourrit, se fortifie d’exigences de plus en plus inaccessibles, de plus en plus
« inhumaines », il faut alors se demander qui est la cause : cette Allemagne
inhumaine voulue par l’Amérique. Et demandons-nous si l’aggravation n’est pas
obtenue par la prison, l’isolement, les systèmes d’écoute, — à les lire, on a
l’impression que les prisonniers sont à l’intérieur d’une énorme oreille —, les
systèmes d’observation, le silence, la lumière ; et si l’aggravation n’était
pas voulue — par Buback et par le système — afin que les prisonniers nous
apparaissent monstrueux, que leurs écrits nous éloignent d’eux, que leur mort,
lente ou brutale, nous laisse indifférents ; afin que nous ne sachions plus
qu’il s’agit d’hommes que d’autres torturent mais d’un monstre qu’on a capturé.
Si c’était le but, de Buback et
du système, ils ont perdu : Holger nous donne à voir le portrait terrifiant de
celui qui s’oppose à la brute capitaliste, Ulrike, Andreas, Gudrun et Jan-Cari
tout au long de leur correspondance ou de leurs dé-bats, ont réussi à nous
convaincre, et à nous émouvoir.
Voici une citation d’Ulrike : «
Les flics essaient, par leur tactique de la guerre psychologique de retourner
les faits que l’action de la guérilla avait remis sur leurs pieds. A savoir que
ce n’est pas le peuple qui dépend de l’Etat mais l’Etat qui dépend du peuple ;
que ce n’est pas le peuple qui a besoin des sociétés par actions des
multinationales et de leurs usines, mais que ce sont ces salauds de
capitalistes qui ont besoin du peuple ; que la police n’a pas pour but de
protéger le peuple des criminels, mais de protéger l’ordre des exploiteurs
impérialistes du peuple ; que le peuple n’a pas besoin de la justice, mais la
justice du peuple ; que nous n’avons pas besoin ici de la présence des troupes
et des installations américaines, mais que c’est l’impérialisme U.S. qui a
besoin de nous.
Par la personnalisation et la
psychologisation, ils projettent sur nous ce que eux sont : les clichés de
l’anthropologie du capitalisme, la réalité de ses masques, de ses juges, de ses
procureurs, de ses matons, de ses fascistes : un salaud qui se complaît dans
son aliénation, qui ne vit qu’en torturant, opprimant, exploitant les autres,
dont la base d’existence est la carrière, l’avancement, jouer des coudes,
profiter des autres ; qui se réjouit de l’exploitation, de la faim, de la
misère, et du dénuement de quelques milliards d’êtres humains dans le tiers
monde et ici. »
Je souligne cette phrase car elle
révèle que la misère du tiers monde — misère physique, morale, intellectuelle —
est constamment présente en eux, que cette misère la « R.A.F. » la vit dans son
esprit et dans son corps.
Quand ils dénoncent les
brutalités des Etats-Unis et de son agent privilégié, l’Allemagne fédérale,
c’est de cette Allemagne asservie qu’ils se préoccupent mais c’est au même
moment, dans le même mouvement qu’ils se préoccupent de toute la misère du monde.
Et quand ils écrivent cela, les membres de la « R.A.F. » ne prouvent pas
seulement la générosité et la tendresse voilée de tout révolutionnaire, ils
disent encore une sensibilité très délicate à l’égard de ce qu’ici, en Europe,
nous continuons à nommer le rebut.
Si l’analyse de Marx est juste :
« Le progrès révolutionnaire se fraie son chemin quand il provoque une
contre-révolution puissante, qui se ferme sur elle-même, en engendrant son
adversaire qui ne pourra amener le parti de l’insurrection dans sa lutte contre
lui qu’à évoluer vers un véritable parti révolutionnaire... », alors nous
devons reconnaître que la « R.A.F. », au prix de sacrifices cette fois
surhumains, décide de « frayer le chemin », avec tout ce que cela implique de
solitude, d’in-compréhension, de violence intérieure.
Ils sont dans cette situation
dangereuse, attentifs à en refuser l’orgueil, sachant que leur pensée doit être
débarrassée de toutes scories imbéciles afin d’être de plus en plus aiguë par
une analyse toujours plus fine. Et attentifs aux méthodes de lutte du système
contre eux. Au procès, du 26 août 1975, Andreas déclare sèchement : « L’Etat se
bat ici avec tous les moyens dont il dispose — C’est ce que Schmidt a
suffisamment répété, qu’il s’agissait de mettre en oeuvre tous les moyens — et
ce sont justement tous les moyens organisés de la répression, du mensonge, de
la manipulation, de la technique — il y va de l’image d’omnipotence impériale
qu’il se donne de lui-même contre la tendance historique consciemment articulée
dans notre politique, dans l’insurrection, c’est là qu’elle apparaît en
antagonisme avec la société et donc illégitime. »
En lisant certaines déclarations
au tribunal, nous comprendrons ce qu’il leur faut de franchise et de finesse
afin de laisser dans le gris les structures de l’Organisation, de dire, par le
moyen de magnétophones installés par le tribunal, de dire clairement,
expressément ce qu’ils ont voulu faire, de dire la situation de l’Allemagne
(celle de Brandt et de Schmidt), une Allemagne imposée par l’Amérique et dont
la bourgeoisie, enorgueillie par les exploits du deutschmark, se croit te-nue
pour quitte du nazisme grâce à son anticommunisme.
Il est du reste évident que
l’opposition de l’Allemagne fédérale à tout parti communiste ouvert est dans
une grande part responsable de l’existence de la « R.A.F. » qui prouve, de
façon éclatante, que la social-démocratie est démocrate dans ses discours,
inquisitoriale quand elle le veut. Et inquisitoriale — avec tortures « propres
», « raffinées », grâce aux techniques modernes — inquisitoriale sans remords,
sans troubles.
L’Allemagne, qui a aboli la peine
de mort, conduit à la mort par grèves de la faim et de la soif, isolement par
la « dépréciation » du moindre bruit sauf le bruit du coeur de l’incarcéré qui,
sous vide, est amené à découvrir dans son corps le bruit du sang qui bat, des
poumons, enfin son bruit organique afin de savoir que sa pensée est produite
par un corps.
Dire que la situation qui est
faite aux membres emprisonnés de la « R.A.F. » est criminelle, c’est ne rien
dire. Le juge-ment moral cesse, dans les consciences des magistrats et dans
celles de la population que les moyens de presse, donc de pression, ont conduit
à l’état passionné du répit absolu. Il est à craindre que l’Allemagne ne se
sente purifiée quand « tous seront morts, et morts par leur volonté de mourir
», donc « morts parce qu’ils se savent coupables » puisque c’est la
signification tranquillisante pour l’Allemagne des grèves de la faim et de la
soif jusqu’à la mort.
En lisant ce livre d’Andreas et
d’Ulrike, de Gudrun et de Jan-Car! souvenons-nous que des journalistes
allemands s’élèvent contre la nutrition par sonde et décrètent que le devoir du
médecin est de placer la nourriture à portée des détenus : libre à eux de vivre
ou de mourir.
Comme de la même façon les
magistrats se tirent d’affaire en décrétant que ce sont les avocats, incapables
de convaincre leurs clients, qui sont coupables du délit — ou crime ? — de
non-assistance à personne en danger.
Mais accuser le gouvernement
allemand, l’administration allemande, la population allemande, qu’est-ce que
çela signifie ? Si les U.S.A. n’étaient pas présents physiquement en Allemagne,
si leur ambition n’avait pas atteint cette enflure, si l’Europe n’avait pas,
clairement ou non, assigné à l’Allemagne de l’Ouest une fonction policière face
à l’Est, cette aiguille qu’est la « R.A.F. » dans la chair trop grasse de Î
Allema-gne serait peut-être moins aiguë et l’Allemagne moins inhumaine. Si l’on
veut, je crois voir ici un double phénomène de mépris. L’Allemagne cherche — et
dans une certaine mesure réussit — à donner de la « R.A.F. » une image
terrifiante, monstrueuse. D’autre part, et par le même mouvement, le reste de
l’Europe et l’Amérique, en encourageant l’intransigeance de l’Allemagne dans
son activité tortionnaire contre la « R.A.F., cherchent, et dans une certaine
mesure réussissent à donner de l’Allemagne « éternelle», une image terrifiante,
monstrueuse.
Jean GENET. Préface à Textes de la fraction armée rouge et dernières lettres d'Ulrike Meinhof. Chez Maspero.
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