LÉO FRÄNKEL
Chers amis, chers
camarades
Nous voici réunis devant cette
sépulture pour célébrer le 160e anniversaire de la naissance de l’ouvrier
hongrois Léo Fränkel. Par son courage et son abnégation, sa générosité et son
sens aigu du sacrifice, Fränkel demeure une figure incontournable de la Commune
– cela va de soi – mais plus largement encore du mouvement ouvrier international.
Cette vie, tout entière dédiée à l’affranchissement des travailleurs, nous
allons tenter d’en restituer les grandes lignes, d’en revisiter les étapes les
plus marquantes.
Né le 28 février 1844 dans un
faubourg de Budapest, Léo Fränkel est le quatrième fils d’un médecin réputé. Au
cours de son adolescence, il parcourt la France et l’Allemagne pour parfaire
son apprentissage du métier d’orfèvre. De visite à Londres en 1867, il
rencontre Karl Marx qui exercera, sa vie durant, une influence décisive sur sa
pensée et son action politiques. La même année, il s’établit à Lyon où il
adhère à l’Association internationale des travailleurs. Il gagne ensuite Paris,
se lie d’amitié avec Varlin et se jette à corps perdu dans toutes les luttes
que mène la classe ouvrière contre le Second Empire.
À la fin du mois d’avril 1870,
les principaux dirigeants de l’Internationale – parmi lesquels Fränkel – sont
arrêtés et inculpés de complot et d’appartenance à une société secrète. À ses
juges qui dénaturent ou diffament les intentions de l’Association, Fränkel
déclare :
« L’Association internationale
n’a pas pour but une augmentation du salaire des travailleurs, mais bien
l’abolition complète du salariat, qui n’est qu’un esclavage déguisé. »
Et poursuit :
« L’Internationale considère que
tout mouvement politique doit être subordonné à son but, lequel est social. »
Condamné le 9 juillet
1870 à deux mois de prison, il est écroué à la maison correctionnelle de
Beauvais le 28 août. La proclamation de la République le délivre.
De retour à Paris, il s’enrôle
dans une compagnie de guerre d’un bataillon de la Garde nationale, adhère au
Comité central républicain des vingt arrondissements et prend régulièrement la
parole au club de la Reine-Blanche dans le XVIIIe arrondissement. Avec Varlin,
il s’attelle à une rude besogne : reconstituer les sections parisiennes de
l’Internationale désorganisées par la guerre et le Siège. À la veille des élections
législatives du 8 février 1871, il intervient au Conseil fédéral de
l’Internationale pour que soit dressée une liste des candidats socialistes
révolutionnaires. Il faut, estime Fränkel, que les Internationaux ouvriers
puissent faire entendre leur voix à la Chambre.
Mais entre le Paris républicain
et l’Assemblée réactionnaire issue des urnes, il n’est pas d’entente ni de compromis
possibles. Au début du mois de mars, la capitale entre en ébullition ; elle ne
reconnaît plus l’autorité du gouvernement qui n’a de cesse de l’outrager, de
l’humilier. Le 18 mars, Thiers engage l’épreuve de force mais son coup de main
fait long feu. Il est contraint de s’enfuir à Versailles, avec le gouvernement
à sa remorque. Paris est désormais aux mains de la Garde nationale.
Sans la moindre hésitation,
Fränkel se range aux côtés de la Révolution. Le 22 mars, toujours avec Varlin,
il intervient pour que l’Internationale renforce le Comité central de la Garde
nationale de toute sa force morale. Le 26 mars, il est élu membre de la Commune
pour le XIIIe arrondissement. Le 29, il entre à la Commission du Travail et de
l’Échange dont il devient la cheville ouvrière. À la même date, la Commission
de vérification doit statuer sur la validité de son élection. À la question «
Les étrangers peuvent-ils être admis à la Commune ? », la Commission fait une
réponse qui traduit à merveille l’internationalisme de l’insurrection
parisienne :
« Considérant que le drapeau de
la Commune est celui de la République universelle ; considérant que toute cité
a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent… la
Commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis, et vous propose
l’admission du citoyen Fränkel. »
Aussitôt Fränkel
annonce à Marx la bonne nouvelle ; dans sa lettre du 30 mars, il se réjouit de
son élection « non pour des raisons personnelles » mais parce qu’il apprécie «
son importance internationale ».
À la Commission du
travail et de l’Échange, Fränkel déploie un zèle et une énergie remarquables.
C’est sous son impulsion qu’est promulgué l’un des plus importants décrets de
la Commune. Ce décret, mieux connu sous le nom de « décret du 16 avril »,
institue une Commission d’enquête chargée de dresser la statistique des
ateliers vacants. La Commission devra présenter un rapport établissant les
conditions pratiques de la prompte mise en exploitation des ateliers
abandonnés, par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient
employés. Enfin, elle devra élaborer un projet de constitution de ces sociétés
coopératives ouvrières.
Certains historiens ont
injustement qualifié ce décret de timoré. Qu’on veuille bien prendre la peine
de le replacer dans son contexte, de l’examiner à l’aune des mentalités de
l’époque et ce décret apparaît comme singulièrement audacieux, pour ne pas dire
franchement révolutionnaire. Car en remettant les moyens de production aux travailleurs,
il portait atteinte aux privilèges du patronat et au sacro-saint droit de
propriété.
L’action de Fränkel au sein de
la Commission du Travail et de l’Échange est unanimement appréciée. Sa compétence
lui vaut d’être nommé, le 20 avril, délégué au Travail, à l’Industrie et à
l’Échange. Le voilà, de fait, à 27 ans, ministre du travail du premier État
ouvrier.
Dans la séance de la Commune du
23 avril, les délégués à l’habillement militaire, Evette et Lazare Lévy, soumettent
à Fränkel un rapport dénonçant l’odieuse exploitation subie par les ouvriers de
la confection. Le délégué au Travail décide alors que les prix seront fixés
arbitrairement avec l’Intendance, la Chambre syndicale de la corporation, et
une délégation de la Commission du Travail et de l’Échange. La Commune ne
consentira à passer commande à des entrepreneurs privés que si elle ne trouve
pas d’association ouvrière avec laquelle elle pourrait traiter directement.
Voici les conclusions auxquelles parvient Fränkel :
« Il est inutile et immoral
d’avoir recours à un intermédiaire qui n’a pas d’autres fonctions que de
prélever un impôt sur la journée des travailleurs qu’il occupe : c’est
continuer l’asservissement des travailleurs par la centralisation du travail
entre les mains de l’exploiteur ; c’est continuer les traditions esclavagistes
du régime bourgeois, ennemi acharné, par intérêt, de toute émancipation de la
classe ouvrière. »
Conscient de l’ampleur et de la
difficulté de la tâche à accomplir, du poids des responsabilités qui pèsent sur
lui, Fränkel trouve en Marx un allié précieux et un conseiller avisé. Le 25
avril, il lui écrit :
« Je serais très heureux si vous
vouliez, d’une façon ou de l’autre, m’assister de vos conseils, car à présent
je suis pour ainsi dire seul, seul responsable pour toutes les réformes que je
me propose d’introduire dans le ministères des Travaux publics. »
Marx engage Fränkel à
adopter toutes les mesures sociales immédiatement possibles.
Fränkel s’exécute sans plus
attendre. Le 27 avril, il supprime les retenues sur salaires, instrument du
despotisme et de l’arbitraire patronaux. Une semaine auparavant, il avait déjà
aboli le travail de nuit pour les ouvriers boulangers. À ceux qui lui
reprochent d’avoir rendu ce décret sans avoir préalablement consulté les
patrons, il rétorque :
« Nous sommes ici non pas
seulement pour défendre des questions de municipalités, mais pour faire des réformes
sociales. Et pour faire ces réformes sociales, devons-nous d’abord consulter
les patrons ? […] Non ! Je n’ai accepté d’autre mandat ici que celui de
défendre le prolétariat, et, quand une mesure est juste, je l’accepte et je
l’exécute sans m’occuper de consulter les patrons. »
Dans ses fonctions de délégué au
Travail, Fränkel se montre résolu, consciencieux, infatigable. Exigeant avec
ses collègues comme avec lui-même, il devient intransigeant, implacable
lorsqu’il considère que l’inertie ou la mauvaise volonté de certains entravent
la marche de la Révolution. C’est le cas lors de la séance du 12 mai. Justifiant
ses positions antérieures sur les marchés de l’habillement militaire, il
s’indigne de la lenteur de leur application.
« Je n’ajouterai que quelques
mots, dit-il. Nous ne dévons pas oublier que la Révolution du 18 mars a été
faite exclusivement par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette
classe, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison
d’être de la Commune. »
Le même jour, il
demande que soit instaurée la journée de huit heures. Il n’obtient pas gain de
cause mais il avait réussi à imposer auparavant la journée de dix heures aux
ateliers de réparation d’armes du Louvre.
Sur les bancs de l’Assemblée
communale, Fränkel est animé d’un sens politique qui ne se dément jamais. En
toutes circonstances, il fait preuve d’un discernement et d’une clairvoyance
irréprochables. Pragmatique, il vote le 1er mai pour la création d’un Comité de
Salut public. Mais non sans restrictions. Voici sa position exacte :
« Quoique je ne voie pas
l’utilité de ce Comité, mais ne voulant pas prêter à des insinuations
contraires à mes opinions révolutionnaires socialistes, et tout en réservant le
droit d’insurrection contre ce Comité, je vote pour. »
Constatant
l’inefficacité du Comité de Salut public et fidèle à sa ligne de conduite, il
déclare le 15 mai :
« En votant pour le Comité de
Salut public, je me suis réservé le droit de juger. J’use de ce droit en me
ralliant à la déclaration de la minorité. Je veux avant tout le salut de la
Commune. »
À Paschal Grousset
qui le traite, lui et les minoritaires, de « Girondins », il adresse cette
réplique cinglante :
« Si vous nous appelez
Girondins, c’est que probablement, vous vous couchez et vous levez avec le
Moniteur de 93, c’est assurément la raison qui vous empêche de voir quelle
différence il y a entre des bourgeois et nous, socialistes révolutionnaires. »
Le 21 mai, jour de l’entrée des
troupes versaillaises dans Paris, la Commune juge le général Cluseret. Une
nouvelle fois, Fränkel s’illustre par sa lucidité et sa circonspection :
« Pour ma part, dit-il, je ne
crois pas à la trahison de Cluseret mais, en temps de révolution, quand un
général, soit par négligence soit par incapacité, compromet les intérêts qui
lui sont confiés, on doit toujours l’arrêter. […] Si celui-ci est innocent,
qu’on le mette en liberté, mais qu’on ne lui confie, dans aucun cas, un
commandement quelconque. »
Pendant la Semaine sanglante,
Fränkel prend part aux combats de rue. Il est blessé, à deux reprises, le 25
mai à la barricade de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Sauvé par la Russe
Élisabeth Dmitrieff, il parvient à fuir la répression et à gagner Genève en
juin 1871. À la fin du mois d’août, il se rend à Londres et assiste à la
conférence de l’Internationale du 17 au 23 septembre.
Le 19 novembre 1872, le 6e
Conseil de Guerre le condamne à mort par contumace, après l’avoir accusé à tort
de complicité d’incendie et de complicité d’assassinat dans l’affaire des
dominicains d’Arcueil. Les autorités anglaises refusent son extradition, le
gouvernement français se montrant incapable d’établir sa culpabilité.
Secrétaire correspondant de
l’Internationale pour l’Autriche-Hongrie, il participe au Ve Congrès de l’Internationale
à la Haye, où il prend le parti de Marx contre celui de Bakounine.
En 1876, il retourne en Hongrie
où il emploie son temps et son énergie à édifier les bases du parti ouvrier
social-démocrate hongrois. En février 1877, il fonde La Chronique hebdomadaire
des ouvriers, dont il est le rédacteur en chef. Dans l’un de ses articles, il
revient sur l’épisode de la Commune et donne de l’insurrection une définition admirable
:
« La Révolution dont la
naissance fut fêtée le 18 mars à Montmartre ne fut pas seulement une révolution
de plus, venant après tant d’autres ; elle fut une révolution nouvelle, avec un
but tout nouveau. Une révolution nouvelle parce que révolution ouvrière. La
Commune ne chercha pas seulement à fonder et à consolider une République, elle
voulait créer une République basée sur le travail. […] Son but était de mettre
fin à l’exploitation de l’homme et à la domination de classe. […] Le grand
idéal qui animait les combattants de la Commune continuera à se répandre
jusqu’au jour où il conduira les opprimés à la victoire finale et réalisera la
libération de la classe ouvrière. […] »
En février 1882, Fränkel est
condamné à deux ans et demi de prison pour avoir rédigé un article dans lequel
il exhortait à la solidarité entre l’armée et le peuple. À sa libération, il se
rend à Vienne où il collabore à divers journaux socialistes autrichiens.
En 1889, il s’installe
définitivement à Paris, ville qui occupe dans son cœur une place toute
particulière. Il participe à la création de la IIe Internationale et assiste à
ses congrès. Il se marie en 1892 et aura deux enfants. Il collabore à L’Égalité
de Jules Guesde et à La Bataille de Lissagaray. Il est correspondant du
Vorwärts de Leipzig et administrateur de L’Ère nouvelle, revue de Paul
Lafargue. En dépit de ces multiples collaborations, sa famille et lui vivent
dans le plus complet dénuement.
Acquis aux idées de Marx mais
partisan d’un socialisme fédérateur, Fränkel s’est souvent heurté à l’incompréhension
voire à l’hostilité des dogmatiques, sectaires et autres « gardiens de la foi
». Ces polémiques l’affectaient cruellement et il devait mourir sans avoir pu
assister à la réalisation de l’unité socialiste pour laquelle il avait tant
œuvré.
Affaibli par des années de
lutte, il contracte à la fin de l’année 1895 une pneumonie. Entré à l’hôpital
Lariboisière le 2 janvier 1896, il y décède le 29 mars. Il est inhumé au Père
Lachaise le 2 avril 1896. Une assistance nombreuse se presse à ses obsèques.
Édouard Vaillant et Charles Longuet y prononcent des discours, et
Gérault-Richard lit son testament :
« Ayant vécu en libre penseur,
je veux mourir de même. Je demande donc qu’aucun prêtre d’aucune Église
n’approche de moi, soit à l’heure où je meurs, soit à mon enterrement pour
“sauver” mon âme. Je ne crois ni à l’enfer,
ni au ciel, ni aux châtiments ni aux récompenses dans un autre monde.
[…] Je meurs sans crainte. Mon enterrement doit être aussi simple que celui des
derniers crève-de-faim. La seule distinction que je demande c’est d’envelopper
mon corps dans un drapeau rouge, le drapeau du prolétariat international, pour
l’émancipation duquel j’ai donné la meilleure part de ma vie et pour laquelle
j’ai toujours été prêt à la sacrifier. »
Saluons, mes amis, la bravoure
et la détermination de l’homme qui repose à nos pieds. Cet homme fut tout dévoué
au triomphe de la Révolution sociale. Fuyant les vaines querelles et les
discussions stériles pour privilégier l’action, ne dissociant jamais la théorie
de la pratique, joignant sans cesse la parole aux actes, doué d’un sens de
l’organisation inestimable, d’une maturité politique étonnante pour l’époque,
presque anachronique, serions-nous tentés de dire. Assurément, Fränkel compte
parmi les meilleurs éléments de la Commune.
Puisse cette
commémoration contribuer à perpétuer sa mémoire.
Puisse cet hommage
contribuer à perpétuer le souvenir de la Commune, et de ses idéaux les plus
nobles : la souveraineté absolue du peuple, la liberté, la justice et l’égalité
sociales.
Vive la République
démocratique et sociale !
Vive la Commune !
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