Nous étions enragés.
Des drapeaux de fumée noire jalonnaient notre route. Nous avions allumé un
bûcher où il n'y avait pas que des objets inanimés qui brûlaient : nos espoirs,
nos aspirations y brûlaient aussi, les lois de la bourgeoisie, les valeurs du
monde civilisé, tout y brûlait, les derniers vestiges du vocabulaire et de la
croyance aux choses et aux idées de ce temps, ce bric-à-brac poussiéreux qui
traînait encore dans nos cœurs.
Mais la masse des incarcérés s'était soumise. Elle vivait dans une léthargie sourde et animale.
Les quelques-uns qui parfois s'élançaient pleins d'une haine féroce, qui répondaient à un mot humiliant en brisant tout ce qui se trouvait à leur portée, étaient cependant liés à cette masse, soit qu'elle les soutînt dans un bref hurlement de rage, soit qu'elle les trahît et les vendît avec une humilité rampante de chiens, en échange de menus et honteux avantages.
Ceux qui végétaient autours de moi dans les cellules et les salles de travail n'étaient pas tellement la lie d'un monde bourgeois bien ordonné, mais plutôt eux-mêmes des bourgeois jusqu'aux dernières conséquences : ils aimaient leur confort, ils étaient attachés à l'ordre, ils avaient une crainte mesquine devant chaque décision à prendre, ils étaient bien trop semblables à la société d'où était sortie cette espèce de criminels et qui maintenant les broyait entre la pierre et le fer, oui ils lui étaient bien trop semblables pour oser l'attaquer de front.
Dans ces êtres il n'y avait pas la moindre parcelle d'une force révolutionnaire, aucune idée ne possédait leur cerveau, rien de cette obstination, de cet orgueil des réprouvés ne les animait.
Ernst von SALOMON, Les réprouvés (1931)
Ernst von Salomon est un le symbole de cet esprit prussien, si prompt à dénoncer la démagogie nazie et le libéralisme "démocratique". Il est issu d'une famille d'origine huguenote française réfugiée en Prusse.
Profondément marqué par sa formation à l'École des Cadets de Karlsruhe où il entre à douze ans, il l 'est encore plus par l'éclatement de l'empire allemand. Sans avoir participé au premier conflit mondial, il se rapproche des milieux nationalistes après la défaite de 1918, puis rejoint un Corps Franc de Hambourg qui le mèneront dans les Pays Baltes en 1919, et au sein duquel il monte à l'assaut en entonnant des chants de pirates. Il rejoint le capitaine Liebermann, en Prusse-Orientale et en Haute-Silésie en 1921, avec le Freikorps Wolf. Sur ce sujet, voir le film Le Coup de grâce (Der Fangschuß) de Volker
Schlöndorff d'après le roman éponyme de Marguerite Yourcenar, sorti en 1976.
Membre de l'Organisation Consul, il est condamné à cinq ans
d'emprisonnement pour complicité dans l'assassinat du ministre des Affaires
étrangères libéral, Walter Rathenau en 1922, échappant à la condamnation à mort
parce qu'il était mineur au moment des faits.
Après sa sortie de prison, il épouse son amour de jeunesse
en 1927 à Berlin, Liselotte Wölbert, avec qui il s'était fiancé en 1923, mais
s'en détache petit à petit au cours des années, jusqu'à la séparation de 1945.
Il s'engage alors dans la révolution conservatrice, tout en ayant des contacts
avec le nationalisme révolutionnaire de Friedrich Hielscher, opposé au
national-socialisme, et publie des articles dans la presse de ces mouvements.
Il suscite l'intérêt de Paul Fechter qui publie en avril 1928 ses articles dans
son billet de la Deutsche Allgemeine Zeitung. Il poursuit le combat politique
par d'autres moyens, en prenant part notamment au mouvement des paysans dans la
région du Schleswig-Holstein en 1929, à côté de son frère Bruno, ce qui lui
vaut d'être encore emprisonné pour quatre mois à la prison de Moabit. C'est ce même frère, qui fut activiste du parti
communiste allemand, membre des Brigades internationales pendant la guerre
civile espagnole et membre de la Résistance communiste en France pendant l'occupation allemande. française.
Ernst von Salomon profite de son incarcération pour rédiger son chef d'oeuvre, Les
Réprouvés, qui traite de la période 1918-1927. Il publie Les Cadets en 1933. Ces deux livres
rencontrent un grand succès, contrairement à La Ville (1932), qu'il considérait
pourtant comme l'un de ses meilleurs textes. Les deux titres ont été réédités il y a quelques années.
À leur arrivée au pouvoir, les nazis l'emprisonnent quelques
jours avec Hans Fallada, puis le libèrent. Par la suite ils lui offrent des
honneurs qu'il refuse. Durant cette période, il écrit des scénarios pour la
UFA, la grande société de production cinématographique allemande, en s'abstenant
de tout engagement politique. Il vit de 1940 à la fin de la guerre dans le
village de Siegsdorf en Haute-Bavière, avec sa compagne d'alors Ille Gotthelft.
Après la défaite de l'Allemagne en 1945, il est interné dans
un camp américain pendant quelques mois, les Américains du CIC le soupçonnant
d'avoir été nazi. Libéré le 5 septembre 1946, son arrestation est jugée comme «
erronée » (erronaus arrestees), mais le film Carl Peters (1941) est interdit
par les autorités britanniques, car « anti-anglais ». Il continue à travailler
pour le cinéma et s'attache à défendre la mémoire allemande tout en affichant
des positions pacifistes, comme à la conférence de Tokyo contre la bombe
atomique en 1961, à l'issue de laquelle il obtient la plus haute distinction
japonaise pour la paix, La Chaîne des Mille Grues.
Son livre publié en 1951, Le Questionnaire, et traitant de
la dénazification rencontre un grand succès. Une version allemande filmée est
tournée en 1985 par la Norddeutsche Rundfunk, avec Heinz Hoenig dans le rôle de
Salomon.
APPRENDRE A MOURIR.
Ces pages sont extraites de la traduction d'un important entretien de plusieurs heures accordé en Allemagne les 1er et 2 Juillet 1972 par Ernst von Salomon, un mois avant sa mort aux Archives du XXe Siècle de la Télévision française.
Le questionnaire de base avait été établi par le professeur Claude David, les questions ont été posées par Jean José Marchand.
-A onze ans vous quittez votre famille pour devenir
pensionnaire. Parlez-nous de cette expérience
:
E. S. Nous habitions Francfort où mon père était
fonctionnaire de la police. Je suis allé dans une «Musterschule», excusez
l'expression qui signifie «école très privilégiée, puis au Lycée Lessing, très
coté. Mais je ne m'y suis pas trop bien distingué et mon père m'a inscrit au
Kadettenkorps, les Cadets Royaux de Prusse, tout d'abord à Karlsruhe. Je n'eus
pour ainsi dire plus de contact avec ma famille. J'étais «cadet», je découvris
une nouvelle patrie, un monde nouveau.
Monde très dur. L'éducation dans le Kadettenkorps, avait un
but précis, comme je l'ai raconté dans mon livre Les Cadets. Notre première
leçon nous fut donnée par un lieutenant : «Messieurs». – car à dix ans on nous
disait déjà vous –, «Messieurs, vous êtes ici pour apprendre à mourir».
Cela m'a beaucoup plu ; je trouvais que c'était magnifique :
les vertus qui me furent enseignées étaient les plus fortes qui peuvent jaillir
de l'idée de nation ; elles ont déterminé toute mon existence. Je suis un
cadet, avec une éducation de cadet – quoique je doive avouer que je n'aimais
pas être cadet. Si cette éducation m'a marqué, c'est au delà des idées
politiques ou nationales. Le mot «Prusse» renferma pour moi une patrie, non
point par le hasard biologique de la naissance, mais comme notion spirituelle.
Je ne trouve dans aucun autre Etat une idée «nationale» comme elle vivait alors
en Prusse. Quand je dis que je suis Prussien, je ne veux pas dire que la Prusse
pourrait renaître dans s'a forme antérieure – cela, c'est mort, – ou qu'elle
puisse être reconstituée, ou qu'il existe une couche sociale assez importante
pour faire revivre la «Prusse». Non. Elle a existé en tant qu'exemple, par
l'esprit, l'esprit prussien. Attention encore : il n'existe pas de philosophie
prussienne, de conception prussienne. Il existe une attitude prussienne. J'ai
beaucoup étudié Bismarck, qui est considéré comme le prototype du Prussien.
Mais vous ne trouverez le mot «Hegel» ni dans ses livres, ni dans ses discours,
ni dans ses lettres. Or tout le monde dit que Hegel est l'inventeur, le
philosophe de l'idée nationale prussienne. Bismarck a fait ses études à
Göttingen au moment où Hegel, le grand philosophe de la prussianité, enseignait
à Berlin, Hegel, célèbre dans le monde entier et qui biologiquement n'était pas
Prussien lui non plus mais Souabe. Or c'est la vie de Bismarck qui démontre, si
je puis employer ce mot, ce que je veux dire. Il vivait de l'expérience, de
l'attitude, de la tradition de la Prusse.
-Votre âge ne vous permet pas de participer à la Première
Guerre Mondiale.
Voudriez-vous nous parler de cette période?
E. S. Ah oui, voyez-vous, cela s'y rapporte étroitement.
Lorsque la guerre tira à sa fin je n'avais plus qu'un seul désir : y
participer. J'étais encore trop jeune, je ne le pouvais pas. A ce moment-là,
dans le Kadettenkorps, nous prions pour que la guerre continue afin d'y ailler
; c'est le véritable esprit de ce corps ; dans la préface de mon livre Les
Cadets, j'ai écrit que je rends honneurs aux Cadets de Saumur qui ont attaqué
les chars allemands en uniforme d'apparat ; ce qui signifie que, selon moi,
l'esprit du corps était vivant chez eux, même s'ils n'étaient pas des
Prussiens, même s'ils étaient des Français. J'aimerais dire que, pour moi,
Clemenceau, De Gaulle, en tant que personnages, en tant qu'hommes politiques,
qu'hommes d'Etat, sont des Prussiens français. C'est un peu exagéré, mais vous
voudrez bien comprendre. Cet esprit me mena tout droit, lorsque vint la
débâcle, en 1918, dans les Freikorps, les corps francs. Je me suis joint aux
soldats et très rapidement ces soldats, au sein de la révolution, devinrent
soldats de l'Etat ! C'était l'Etat qui m'importait. Naturellement, j'étais
monarchiste. Mais même en tant que monarchistes il nous fallait être plus
fermes que le monarque, qui avait fui. Nous sommes donc restés, mais nous
n'avions rien à voir avec les buts politiques que nous servions.
C'était la «révolution». En Allemagne nous n'avions pas de
révolution mais une guerre civile latente, au début des années vingt ; le
prolétariat s'est vraiment battu dans les rues ; mais la bourgeoisie s'est fait
défendre par les corps francs qui, au fond, n'avaient absolument rien à voir
avec la bourgeoisie, étant aux frontières et à l'intérieur, au service de
l'idée de l'Etat.
-En 1920- vous avez 18 ans- éclate le putsch de Kapp et
Ludwig. Vous avez quelquefois salué cet événement comme un acte positif,
destiné à restaurer l'autorité. Quelquefois aussi vous en avez parlé avec
scepticisme.
Qu'en pensez-vous aujourd'hui?
E. S. Cela aussi ressortit de l'esprit des Freikorps, que
j'aimerais désigner comme l'esprit prussien.
C'est une chose bien étrange. Je sentais qu'une révolution
se préparait. Une révolution commence par la révolte des idées et finit sur les
barricades. Et nous, du fait de la démence de l'histoire, nous montâmes sur
toutes les barricades, mais nous n'avions pas encore précisé nos propres idées.
Il fallut tout repenser : le concept de l'Etat, le concept de la nation, tout
ce qui, jusque là, avait servi de base à la pensée politique.
Ce fut la seule bénédiction des années vingt, les «années
dorées» comme on dit quelquefois, ces années vingt qui considérées du point de
vue historique, ont été des années atroces : une tentative de renouvellement
grandiose, une tentative qui étouffa les vieilles formes de la démocratie ; car
je veux encore une fois insister là-dessus : jusqu'à ce jour, la démocratie n'a
pas été reconnue par nous, les Allemands, elle nous a été imposée après que
nous ayons perdu la guerre, et non dans les formes où nous aurions peut être pu
la créer nous-mêmes. Et il en est encore ainsi aujourd'hui.
J'ai participé à tous les putsch. J'ai participé au putsch
Kapp, en 1920, dans la formation de la Brigade Erhardt, mais ce putsch devait
échouer et pour moi, il est bon qu'il ait échoué, parce que les conditions qui
auraient pu, à l'époque, placer le pouvoir entre les mains des nationalistes
allemands, étaient absentes ; et ce pouvoir, ils n'auraient pas pu l'utiliser
correctement. Dès que j'eus compris que les conditions spirituelles de ma
volonté politique n'existaient pas, je me suis jeté dans l'action.
J'étais très jeune. J'avais seulement dix-neuf ans lorsque
je me trouvai mêlé à l'événement qui détermina toute mon existence d'une façon
bien différente de ce que j'avais imaginé.
Je suis allé rejoindre la petite troupe – Goethe a dit qu'on
doit toujours se joindre à la plus petite troupe – ; j'avais choisi la plus petite et la plus
active, celle du Capitaine Erhardt lorsqu'il avait fait sa tentative. Le putsch
avait échoué. Nous avons lutté alors en Haute Silésie et aux frontières, en
tant que formation d'auto-défense. J'ai également participé aux actions contre
les séparatistes en Rhénanie ; puis je suis entré dans les milieux de la
«Warte» et là nous n'étions que quelques uns, une trentaine, les plus actifs
des corps francs, de la brigade des volontaires d'Erhardt.
La vraie tête du mouvement était un jeune homme de vingt
quatre ans, Erwin Kern. Kern – vous allez voir tout de suite que c'était de
nouveau le destin, puisqu'au Kadettenkorps on m'avait enjoint : «Vous êtes ici
pour apprendre à mourir» – Kern partait du point de vue : «Nous ne nous sommes
pas tirés une balle dans la tête lorsque nous avons perdu la guerre donc nous
avons violé notre serment au drapeau : au fond, nous sommes déjà morts».
C'était auparavant, je tiens à le dire, la devise des anarchistes. Je suis
devenu auteur d'attentats, avec la volonté, la conscience que cela signifiait
ma mort.
A cette époque j'ai compris le principe de la troupe perdue
du Moyen-Age. Lorsque les deux armées s'approchaient, formaient deux masses
porteuses de lances, entre les deux se lançait la Troupe Perdue. Des gens qui
ne possédaient qu'une longue épée qu'ils tenaient à deux mains, qu'on ne
pouvait tenir qu'à deux mains. Ils arrivent, se précipitant sur la masse
ennemie, pour ouvrir une brèche. Si, du premier coup, ils n'y parvenaient pas,
ils étaient transpercés par les lances. Cette conception romanesque, acquise
dans la lecture, mais correspondant à mon éducation, me lia à Kern.
Jusqu'a ce moment, L'O.C. n'existait pas. On savait dans la
police prussienne, que le capitaine Erhardt continuait son agitation en Bavière
et qu'il opérait sous le nom d'un consul. La police nomma cela : l'Organisation
Consul. Lorsque nous l'avons appris, cela nous a beaucoup plu, car cette
formule magique, inventée par la police, nous ouvrait toutes les portes. La
proportion de ceux qui voulaient nous aider était très importante. Nous
n'avions qu'à entrer et à dire : «Ordre du Chef, organisation Consul» nous obtenions
ce que nous voulions. Nous avons reçu des voitures, des armes. Nous voulions
liquider tout ce qu'il y avait en Allemagne comme politiciens favorables à la
politique «réaliste». Nous voulions les tuer les uns après les autres, jusqu'à
ce que le peuple se réveille.
(C'était, encore une fois, une idée erronée de la
révolution.)
Lorsque nous avons, par exemple, tué le ministre Rathenau –
il était le plus important de tous – le peuple s'est soulevé, mais contre nous.
Malgré la grande vague nationaliste. Une heure après l'attentat, je savais
qu'encore une fois nous nous étions trompés, qu'encore une fois nous avions
complètement échoué. Je savais aussi que tout au long de ma vie je demeurerais
à l'ombre de cette affaire ; pourtant j'avais le sentiment que, si l'on se
trouve dans l'ombre, on ne peut en sortir qu'en projetant sa propre lumière.
-En effet le capitaine Erhardt, chef de l'organisation
Consul, a condamné le meurtre de Rathenau – qu'Ernst Jünger d'ailleurs n'a pas
approuvé.
Or Rathenau a été assassiné juste à son retour de Rapallo,
c'est-à-dire au moment où il venait d'inaugurer la politique de rapprochement
avec la Russie et beaucoup de conservateurs étaient favorables à cette
politique de rapprochement avec la Russie. Voudriez-vous nous expliquer cette
situation complexe?
E. S. Oui, j'avais naturellement le point de vue du garçon
de dix-neuf ans que j'étais alors, sans vue générale de l'ensemble. Rathenau
venait – ce n'était pas à Rapallo, mais à Gênes – de mettre au point avec
l'Ouest, surtout avec Lloyd George, un règlement raisonnable des dommages de
guerre beaucoup trop lourds infligés à l'Allemagne. C'est Poincaré qui a pour
ainsi dire poussé Rathenau à se mettre d'accord avec les Russes, afin de
s'assurer une contrepartie en face des exigences françaises. Il s'est aussitôt
mis en relation avec Lloyd George. Mais la politique française a su faire
craindre que l'accord entre les Russes et les Allemands inaugurait une alliance
future qui aurait pour but d'exercer un chantage sur la France, c'est-à-dire
contre l'Ouest – ce qui n'était pas du tout dans les intentions de Rathenau.
Comme vous le savez, encore tout récemment, le Chancelier Adenauer ne voulait
guère entendre parler de Rathenau à cause de Rapallo. Il disait : «Plus jamais
de Rapallo, plus jamais d'alliance avec les Russes, car cela nous éloigne de
l'Occident».
Nous les jeunes, nous sommes arrivés pleins d'élan au beau
milieu de ces circonstances compliquées et avons dit : «Nous ne voulons rien
payer du tout». Ce fut le côté passionnel de cette affaire. L'erreur, c'est que
nous pensions pouvoir mener à bien une révolution. Cette révolution n'eut pas
lieu. Il est vrai que certains groupes politiques, déjà à cette époque,
menaient une politique très personnelle. Je ne parle pas des
nationaux-socialistes, je parle de l'Armée, de la Reichswehr. Je veux dire que
déjà à cette époque l'Abwehr, Seeckt, le général Seeckt, avait d'importantes
relations avec les Russes, que les aviateurs allemands étaient formés en
Russie, des troupes armées allemandes également. A un moment donné Rathenau a
dû reconnaître que sa politique de Rapallo ne pouvait être acceptée par les
Français. A cette seconde-là, à cette seconde historique, nous sommes arrivés
sans rien savoir, nous avons tiré. C'est cela, notre faute ; nous avons mis fin
à la possibilité d'une politique qui était absolument adéquate et aurait pu
nous faire progresser politiquement.
Un homme comme le capitaine Erhardt l'avait compris ; cet
homme n'a jamais été ce pour quoi nous le faisions passer, c'est-à-dire un
combattant actif. Certes c'était un homme d'action ; et les jeunes hommes qui
le suivaient étaient des hommes d'action ; et lorsque ces hommes dépassaient
les bornes – c'est tout à son honneur – il se mettait devant eux, leur servait
de bouclier. Le capitaine Erhardt est mort récemment, à l'âge de 90 ans et,
jusqu'à la fin, lui et moi nous étions plutôt sceptiques l'un vis-à-vis de
l'autre, car j'étais l'autre, car j'étais l'un de ces jeunes gens qui avaient
été couverts par lui sans qu'il ait pu les rallier à sa politique. Je crois
qu'il a été brisé par nous, le capitaine. Sa conception était beaucoup plus
simple, dirigée vers la droite bourgeoise ; nous étions contre la bourgeoisie,
nous étions pour l'aventure, pour la révolution, une révolution dirigée aussi
contre la bourgeoisie.
-Dans votre œuvre il n'y a pas une phrase antisémite et
votre compagne a été longtemps une Juive. Mais pourquoi l'antisémitisme
était-il à ce moment-là si puissant en Allemagne?
E. S. Non, il n'y avait pas d'antisémitisme en Prusse, il
n'y jamais eu de ghettos en Prusse.
Lors d'une réunion de la Diète, au siècle dernier, la
question a été posée concernent les Juifs : «Pourquoi un Juif ne peut-il
devenir officier en Prusse? Ou fonctionnaire?» Et Bismarck, comme député
conservateur, a répondu en mettant tout sur le compte de la religion :
«Lorsqu'un Juif pratiquant devient fonctionnaire, ou officier, il se trouve
nécessairement en conflit avec sa conscience par le simple fait que les Juifs
respectent le sabbat et ne peuvent faire quoique ce soit pendant leurs jours
fériés, cela crée un conflit avec leur conscience».
Or Rathenau n'a jamais appartenu à aucune communauté juive.
Bien des gens ne savaient même pas qu'il était juif. Dans ses ouvrages il a
parlé des «hordes asiatiques dans les sables brandebourgeois». Il était
cuirassier et lorsque, comme cuirassier, il a voulu devenir officier dans son
régiment, il n'a pas pu le devenir. On lui a dit : «Il faut d'abord vous
convertir, changer de religion». Alors Rathenau a dit non, parce qu'il ne pouvait
pas le faire à ce prix. Non pas parce qu'il professait le judaïsme, mais parce
qu'il considérait cette manière de poser le problème comme fausse.
Mais il y avait aussi en Prusse des provinces qui étaient
catholiques. Là il y avait eu des ghettos, et là les Juifs durent lutter pour
leur liberté.
-Le chant de la Brigade Erhardt commençait par : «Croix
gammée aux casques d'acier». Mais que signifiât la croix gammée pour ces jeunes
gens ?
E. S. La croix a des crochets ; on parle de roue solaire ou
de choses comme ça. Mais le crochet représente le doute, un doute envers la
Croix, parce que la Croix est un emblème universaliste, celui d'une religion
destinée à tous les peuples. Il y a toujours quelque chose de païen dans la
croix gammée.
En France, ce n'est qu'au pays basque qu'on trouve également
la croix gammée, tournée à l'envers d'ailleurs. Un Français nous éclaire à ce
sujet : Gobineau avec sa théorie des races a joué un rôle important dans la
littérature allemande et les nationaux-socialistes s'en sont inspirés tout les
premiers ; on a, en littérature, évoqué la pureté de la race, quoiqu'aucun
autre peuple ne soit aussi mélangé que le peuple allemand. Mais pour nous,
c'était l'aspiration vers une unité, qui s'exprimait par la croix gammée.
D'ailleurs cet emblème était parfois porté par la Brigade Erhardt, certains
préféraient la tête de mort. C'est une très curieuse conception que de se
sentir ainsi lié à la mort. Clemenceau l'avait déjà constaté, il a dit : «Les
Allemands aiment la mort. Cela les différencie de tous les autres peuples.»
Ceci s'applique aux Prussiens et non aux autres Allemands. Ils aiment la mort.
-Après le meurtre vous vous rendez à Munich, auprès du
Capitaine Erahrdt ; je voudrais que vous nous reparliez de la personnalité
d'Erhardt.
E. S. (en français)
C'est comme ça, alors il était mon capitaine, il était le commandant de la
formation où j'étais et je le connaissais. Eh bien, il était officier de la
marine. Son père était pasteur à Lorach et sa famille venait de Suisse. DONC il
n'était pas Prussien. Dans la marine allemande, il y avait beaucoup d'Allemands
du sud.
Mais je parle tout le temps en français ! Voilà ce que
c'est, voyez-vous !
(en allemand) Erhardt n'était pas un homme politique
éminent. C'était un soldat honnête et il couvrait ses hommes. Il voulait
rassembler toutes les organisations nationales. Or parmi ces organisations il y
avait aussi un tout petit parti – sept hommes –, avec un homme à sa tête qui
savait parler. Cela, aucun des vieux officiers, comme aucun de nous, ne savait
le faire. C'est ainsi qu'Hitler a été engagé par le bloc national, comme on le
nommait, en tant qu'orateur. C'est en tant qu'orateur qu'Hitler est devenu
influent, qu'il s'est approprié toutes les idées qu'on lui apportait, qu'il les
a essayées, en retenant tout ce qui pouvait attirer les foules.
Constatons qu'Hitler a toujours indiqué pour profession :
«écrivain», mais il a toujours déclaré dans ses discours que les grands
révolutionnaires de l'histoire mondiale n'étaient jamais des écrivains,
toujours des orateurs. Là il avait tout à fait raison. C'est un fait certain
que les grands héros populaires n'étaient pas des intellectuels mais tous des
orateurs. Or nous, à l'opposé d'Hitler, nous étions pour l'Etat et non pas pour
le peuple. C'est peut-être sur ce point là que la divergence de notre pensée,
au sein du nationalisme allemand, a été la plus révélatrice.
- Les Réprouvés ont été un succès mondial et je voudrais
vous poser deux questions à ce sujet. Première question : les raisons de ce
succès en Allemagne sur le plan littéraire, dans la mesure où il marquait
définitivement un retour à l'objectivité contre l'expressionnisme (dans votre
manière de traiter la prose allemande).
Deuxième question : son contenu.
E. S. Pendant mon procès, je voyais le tribunal comme un
ensemble qui fonctionnait merveilleusement mais qui ne me concernait pas. Mon
procès à moi était intérieur, mon expérience de l'affaire ; les faits évoqués
par le tribunal n'avaient aucun rapport avec mon acte. J'avais le sentiment que
je devais opérer une synthèse à partir de cette schizophrénie des faits, du
procès et de l'expérience intérieure de l'accusé. En prison j'ai récapitulé et
j'ai essayé de raconter cette histoire. Cette façon d'écrire fut ressentie
comme nouvelle parce que j'avais «découvert» le «roman-documentaire».
Evidemment cette expression est inexacte. Mon livre n'est pas un rapport sur
des choses vécues, mais une tentative pour confronter les expériences
intérieures avec les expériences extérieures. Or l'objectivité [Sachlichkeit]
ne peut pas le faire. L'expressionnisme n'a pas pu le faire non plus, il
n'était qu'extase, il ne se frottait pas à la dure vérité des faits. Dans mon
récit les faits étaient vécus et l'extase devait s'enflammer à leur contact. Il
en a toujours été ainsi, dans tous mes livres ultérieurs. Ainsi dans Le
Questionnaire où je me suis servi de simples questions objectives, entremêlées,
pour raconter le procès vécu, pour dérouler le fil rouge des faits avec tout ce
qui s'y trouvait.
Après la première guerre mondiale, dans les années vingt,
les «années dorées», quelque chose a surgi qui n'exista même plus après la
deuxième guerre mondiale : une formidable littérature de guerre. Tous ceux qui
s'y étaient trouvés mêlés écrivaient sur la guerre. L'un des plus grands fut
Ernst Jünger. Il avait participé à la guerre comme officier dans les tranchées,
comme petit lieutenant, puis il a écrit un livre qui, pour moi, encore
maintenant, est l'ouvrage le plus vrai sur la première guerre mondiale [Orages d'Acier]. Car celui qui désire savoir ce que c'est qu'une sape, il le
trouvera dans son livre ; celui qui veut savoir comment cela se déroule, par le
détail, il l'y trouvera ; mais il a su faire plus que cela, ce que personne
d'autre n'a fait, il a posé la question : quel est le sens de cette guerre?
C'est la première fois que l'homme en la personne du guerrier, rencontrait la
matière. La matière, l'écrasante matière. La matière était, ou pouvait être, la
plus forte, mais pas pour l'individu. Pour l'individu, ce qui comptait, c'était
de faire ses preuves devant la matière et cela, à mon avis, c'est la venue
d'une ère nouvelle, d'une nouvelle ère historique. Pour la première fois, les
choses s'émancipent, la matière face à l'homme. Moi aussi, pendant ma première
détention, et plus tard, pendant ma seconde détention à Moabit, je me posai la
question quant au sens de mon action. C'est cette question là qui me mena vers
Ernst Jünger.
Nous fondâmes alors, nous essayâmes d'écrire une nouvelle
encyclopédie, parce que je continuais mes activités révolutionnaires… je me
prenais pour un révolutionnaire. Je disais : ce que je veux maintenant, c'est
la révolution de l'esprit. Par où faut-il commencer? Les Français nous l'ont
enseigné : écrire une nouvelle encyclopédie, réviser tous les concepts. Nous
l'avons fait. Et les jeunes écrivains ont surgi sur la droite, ce qui a épaté
le monde. Jusque là c'était la phrase de Thomas Mann qui comptait, reprise
ensuite par tous les hommes de lettres : «A droite il n'y a pas d'esprit.
L'esprit n'est pas à droite, il est à gauche.»
Moi je me disais : «La droite ou la gauche, cela ne me
concerne pas. Le parlementarisme, qu'en ai-je donc à faire ? C'est l'affaire de
ceux qui siègent au parlement. Ce qui m'intéresse se trouve dans le
conservatisme : l'esprit de corps. Soudain nous pensions reconnaître l'Etat
dans son élément premier, dans l'esprit de l'ordre. Les associations portaient
alors le nom d'Ordre des Jeunes Allemands. L'«Ordre», en tant que cellule
germinale de l'Etat, c'est cela que nous cherchions. Nous l'avons trouvé. Mais
quand nous l'avons exprimé on ne nous a pas compris, car entre temps une grande
vague avait déferlé au-dessus de nous, la vague du national-socialisme, qui
n'acceptait pas nos thèmes. Nous posions comme nouveau principe : Qu'est-ce que
l'Etat ? Qu'est-ce que la nation ? Qu'est-ce que le peuple ? Et soudain nos
réponses retentirent dans toutes les rues, à 1a radio, partout ; mais le
national-socialisme utilisa toutes nos conceptions à contresens. Du point de
vue intellectuel c'était Dieu et le diable. La falsification de toutes nos
idées. Nous ne pouvions pas nous allier avec lui ; peut-être étions nous les
seuls qui ne pouvaient pas accepter un compromis avec lui, avec Hitler, avec ce
qu'il apporta [cf. plus haut le passage où Ernst von Salomon explique
l'opposition fondamentale entre la conception d'un ordre prussien hiérarchique
étatique et la conception démocratique plébiscitaire d'Hitler]. Nous l'avons
expliqué, cela fut très bien compris. Entre temps Jünger et moi nous étions
devenus si connus à travers le monde qu'il ne pouvait pas risquer de prendre
des mesures contre nous.
(en français) Il a fait des grands mots. Quand il a parlé,
tout le monde… il était comme un dieu et tout était parfait. Mais c'était le
diable, le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, pour nous. Je voudrais continuer
en allemand.
(en allemand) .Toute la littérature d'Hitler, toute sa
théorie, son Rosenberg avec son livre, sa vision du monde, tout cela n'est pas
vrai. Il est allé chercher sur toutes les étagères ce qui lui semblait efficace
sur le moment, il l'a présenté comme étant la vision du monde
national-socialiste. Il n'existait pas de vision du monde national-socialiste ;
il n'existait pas de philosophie national-socialiste ; c'était un ramassis des
opinions les plus absurdes.
Vous ne pouvez pas avoir idée, il ne savait rien de Hegel,
il ne savait rien, de rien, rien. La race ça n'existe pas. Sa race à lui ? mais
regardez-le ! Où est la race ? Où est la figure germanique ? Hess ! Goering !
Où ? Où ? Dans les Waffen SS ! Ah oui, Himmler ?… Les Allemands sont devenus
fous, fous. Et après, quand les Américains sont arrivés, ils sont devenus,
aussi, fous.
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