Émile de Kératry, est cet homme
de noblesse bretonne qui fut en tant que député du Finistère et membre de
l'opposition de droite au second empire, nommé à la préfecture de police après
la révolution du 4 septembre 1870. Nommé général de brigade par Gambetta, il
prit notamment le commandement du camp de Conlie, où malgré la légende il n’y
avait pas que des gardes mobiles bretons. Ensuite ce misérable, écrasa le
mouvement commmunaliste de Toulouse. Mais avant cela il servit pendant
l'expédition du Mexique qu'il raconte dans un ouvrage paru en 1868 : La
Contre-Guérilla française au Mexique, souvenirs des terres chaudes. En voici un
long extrait qui comporte son lot d'anecdotes sur les unités de contre-guérilla
françaises et leurs adversaires. Une lutte impitoyable.
La guerre de partisans dans
l’état de Véra-Cruz
En France comme au Mexique, on a
beaucoup parlé de ce corps irrégulier qui porte aujourd’hui le nom de
contre-guérilla française. La contre-guérilla, il faut le dire, a versé
beaucoup de sang dans les états où elle a guerroyé, Vera-Cruz et Tamaulipas ;
mais elle en a perdu beaucoup aussi. On saura mieux plus tard si elle a rendu
des services au milieu de ses luttes et de ses souffrances de chaque jour. Pour
nous, en retraçant le passé de ce corps de partisans d’après quelques notes
dignes de foi, comme aussi d’après nos propres souvenirs d’officier de la
contre-guérilla, nous n’avons qu’un but, celui de dire la vérité sur un nouvel
épisode de l’histoire militaire de notre temps.
A ce point de vue tout spécial de
l’histoire militaire, le rôle de la contre-guérilla française au Mexique offre
plus d’un incident qu’il importe de ne pas négliger. En général, l’art de la
guerre est régi par des lois fixes, déterminées, qui ne se modifient que
lentement sous l’action des nouvelles découvertes ou du perfectionnement des
armes à feu à longue portée. Les corps réguliers qui composent les armées sont
les instrumens naturels de la stratégie, et grâce aux principes de tactique
militaire ils doivent, après des marches et des contre-marches savantes,
arriver à heure dite et à point nommé sur les vastes champs de bataille de
l’Europe. Dans ce duel en champ clos, les masses concentrées s’entre-choquent :
c’est Austerlitz ou Waterloo ; mais il est des temps et des pays où la lutte
prend forcément un autre caractère. L’ennemi, qui se sent incapable de résister
en ligne aux troupes aguerries, abandonne brusquement les voies tracées par la
grande guerre, il éparpille ses forces ; servi par sa connaissance exacte des
lieux, il profite des moindres accidens de terrain. Si le climat est dans
certaines zones malsain pour l’assaillant, il y appelle la défense et se fait
insaisissable, tout en harcelant son adversaire. La guerre de partisans est
inaugurée. C’est alors que les corps réguliers, grosses machines difficiles à
mouvoir, cèdent la place à des corps irréguliers qui ont leur raison d’être
dans leur indépendance même et leur légèreté.
La conquête de l’Algérie a
produit les tirailleurs algériens et les spahis. La Crimée a vu naître nos
bachi-bozouks de la Dobrutscha, trop cruellement décimés par les maladies [1].
Au Sénégal, en Chine et en Cochinchine, les contingens français se sont adjoint
des troupes auxiliaires spéciales. La création d’une contre-guérilla au Mexique
était donc recommandée par des exemples justement célèbres et nécessitée de
plus par l’état du pays. Au Mexique comme autrefois en Espagne, dès l’arrivée
des Français, des guérillas ou bandes de partisans s’étaient levées sur tous
les points du territoire. L’armée française n’en marcha pas moins sur Puebla ;
mais les guérillas augmentaient en nombre et en audace. On fit alors appel aux
hommes de bonne volonté de toutes nations, surtout aux Mexicains et aux
Français ; les contre-guérillas se levèrent à leur tour. Une mission difficile
était confiée à leur courage et à leur dévouement : l’extinction du banditisme,
qui aujourd’hui encore désole le Mexique sous le prétendu drapeau de
l’indépendance. Les atrocités qu’on allait avoir à punir n’avaient rien de
commun avec la défense toujours légitime d’un peuple contre l’invasion
étrangère ; elles devaient être poursuivies sans pitié ni merci.
I
Le territoire de l’empire
mexicain se divise, on le sait, en trois zones distinctes. La première, connue
sous le nom de terres chaudes (terras calientes), comprend tout le littoral de
la mer, et s’enfonce d’une vingtaine de lieues environ dans l’intérieur du
pays. Baignées du côté de l’Océan par le golfe du Mexique, et sur le versant
opposé par les eaux du Pacifique, ces terres chaudes, dont le niveau dépasse à
peine celui de la mer, ne méritent que trop bien leur nom ; c’est un séjour
brûlant, exposé sans défense à toute la furie du soleil, et d’une insalubrité
proverbiale qu’entretiennent à la fois les miasmes des marécages et la
végétation luxuriante des forêts vierges. — La seconde zone comprend les terres
tempérées (terras templadas), qui s’élèvent peu à peu en gravissant les
premières pentes de la chaîne des Cordillères, et dont les riches cultures
réunissent les produits du midi de l’Europe aux fruits des tropiques. — Enfin
les terres froides (terras frias) appartiennent aux hauts plateaux qui
s’étendent depuis le pic d’Orizaba jusqu’au pic de Colima. De ces deux points
culminans, qui dominent les deux versans opposés du Mexique, se découvrent les
deux mers qui baignent ses rives. Sur ces hauts plateaux sont bâties les villes
principales, Mexico, Puebla et Guadalajara. On y retrouve toutes les essences
d’arbres qui caractérisent les contrées septentrionales.
En 1862, lorsque pour appuyer les
réclamations de leurs nationaux les flottes alliées de l’Angleterre, de
l’Espagne et de la France se dirigèrent vers le Mexique, c’est au port de
Vera-Cruz, situé au fond du golfe, qu’elles vinrent débarquer. On sait qu’après
la rupture de la convention de la Soledad, qui entraîna la retraite des forces
anglaises et espagnoles, le petit corps expéditionnaire français resta seul pour
attaquer la république mexicaine, défendue par son président Juarès. Nos
troupes se mirent en marche, s’éloignèrent des terres chaudes tout en
conservant leurs communications en arrière avec Vera-Cruz, le port de
ravitaillement, traversèrent la zone tempérée, et gravirent les terres froides
à travers les escarpements des Cumbres jusqu’au plateau d’Anahuac, où la ville
de Puebla se préparait à repousser les Français. Soixante lieues séparent
Puebla de la Vera-Cruz. Le 5 mai 1862, la division française du général de
Lorencez soutenait une lutte héroïque sous les murs de Puebla, et, après avoir
escaladé sous la mitraille les hauteurs des forts Guadalupe et Loreto, accablée
par le nombre et par un effroyable orage, elle battait en retraite. Pour venger
l’échec du 5 mai, le gouvernement impérial faisait partir aussitôt un corps
d’armée de trente mille hommes, sous les ordres du général Forey, chargé
d’aller planter le drapeau national dans la capitale même du Mexique.
Au mois d’octobre 1862, le
général Forey arrivait de France et prenait le commandement de l’expédition ;
mais lorsqu’il eut porté ses deux divisions françaises sur les hauts plateaux
pour préparer le siège de la ville de Puebla, il devint évident qu’une guerre
de partisans, organisée par les juaristes dans les terres chaudes, allait se
poursuivre à côté de la guerre régulière, et qu’elle exigerait de notre part
l’emploi de moyens exceptionnels. Le terrain choisi par les bandes des
partisans mexicains était un heureux point de ralliement. Les terres chaudes,
le long du parcours suivi par l’armée française, étaient couvertes de bois et
de broussailles favorables aux embuscades. Les ardeurs d’un climat embrasé et
nouveau pour nos soldats décimaient les escortes d’infanterie et de cavalerie
chargées de protéger les convois, embourbés souvent dans des chemins
impraticables. Les traînards, accablés par la soif ou épuisés par la marche,
étaient achevés par les guérilleros, qui bientôt massacraient les voyageurs et
les femmes après les avoir cruellement outragés.
Le 14 février 1863, après avoir
repoussé une attaque des lanciers rouges, éclaireurs de l’armée mexicaine
descendus de la ville de Tepeaca, la division Douay campait échelonnée sur le
plateau d’Anahuac. De l’autre côté de la Sierra-Malinche au front neigeux [2],
la division Bazaine couvrait toutes les pentes de la route de Perote [3]. Les
avant-postes des deux divisions françaises veillaient dans le silence de la
nuit. Ce même soir, à vingt lieues en arrière de l’armée, sur la route de la
Vera-Cruz à Puebla, il y avait bal. Les salons de M. de Saligny, ministre de
France, séjournant à Orizaba, étaient en fête. Pendant les danses, le général
Forey, commandant en chef de l’armée du Mexique, se détacha de son état-major
et s’approcha du colonel Du Pin, récemment arrivé de France. — Colonel, lui
dit-il, les terres chaudes sont infestées de bandits : nos convois sont
journellement attaqués, les voyageurs sont dévalisés ou assassinés ; les
communications sont trop souvent coupées. J’ai jeté les yeux sur vous pour nous
débarrasser de ces brigands. Je vous donne le commandement des contre-guérillas
des terres chaudes. Il s’agit d’assurer la sécurité du pays et la marche des
convois de l’armée pendant que je serai occupé au siège de Puebla, que je vais
entreprendre prochainement. — Le colonel Du Pin demanda au général ses
instructions. On lui donnait pleins pouvoirs ; il n’avait qu’à poursuivre à
outrance les bandits et à purger le pays. Le bal continuait cependant : au son
des notes languissantes de la havanaise, les couples se croisaient sans cesse ;
parmi les belles Mexicaines qui s’abandonnaient à l’enivrement de la valse,
plusieurs eussent pâli si l’ordre tombé des lèvres du général en chef avait
frappé leurs oreilles, Une contre-guérilla française venait en effet d’être
décrétée, et peut-être y avait-il ce soir-là dans les salons du ministre de
France quelques chefs de guérillas travestis en galants cavaliers, dont les
têtes, souriantes en cette nuit de fête, devaient plus tard grimacer au bout
d’une branche.
Depuis le mois de février 1863
jusqu’au mois de mars 1865, le colonel Du Pin est resté à la tête de la
contre-guérilla. Chacun a pu le voir au Mexique coiffé d’un vaste sombrero,
vêtu d’une pelisse de colonel rouge ou noire, chaussé de bottes jaunes à l’écuyère
avec éperons du pays, portant huit ou neuf décorations sur la poitrine, un
revolver au côté, un sabre éprouvé pendu à sa selle. Il fallait un homme de
forte trempe, un officier infatigable, pour mener à bien l’organisation de la
contre-guérilla. Les divers éléments appelés à composer le nouveau corps de
partisans étaient épars sur plusieurs points. Les Mexicains Murcia, Llorente et
Figarero, transfuges ralliés à la cause française, opéraient pour leur compte
avec de petites bandes dans les environs de la Soledad. Quant au corps
principal des contre-guérillas dites mexicaines, il était stationné à Medellin,
à quelques lieues de Vera-Cruz. M. de Stœklinen avait été le chef jusqu’alors.
M. de Stœklin, Suisse d’origine, avait, au début de l’expédition de 1862,
organisé spontanément une petite troupe restée indépendante, quoiqu’attachée à
la cause française, et composée d’aventuriers de toutes les nations. Doué d’un
grand courage personnel, il entraînait facilement ses hommes dans les bois de
Vera-Cruz, et ses premières incursions furent heureuses ; mais, lorsque sa
troupe vint à grossir, ses qualités militaires ne furent plus à la hauteur du
commandement qui lui était confié. Quelques opérations importantes, où il
déploya le plus brillant courage, restèrent sans succès et compromirent son
autorité. Son mépris pour les ordres d’officiers français dont il relevait lui
porta le dernier coup. La démission qu’il offrit fut acceptée ; mais il reçut
en même temps la croix de la Légion-d’honneur. Un an plus tard, dans une charge
où il fut abandonné des Mexicains qu’il menait au feu, M. de Stœklin tomba
criblé de blessures et mourut en brave.
Le 20 février, le colonel Du Pin
arrivait à Medellin pour prendre possession de son nouveau commandement. Ce fut
un curieux spectacle que la revue de cette cavalerie et de cette infanterie
sans uniformes. La troupe sous les armes, fièrement déguenillée, attendait
rangée dans un coral [4]. Toutes les nations du monde semblaient s’être là
donné rendez-vous : Français, Grecs, Espagnols, Mexicains, Américains du nord
et du sud, Anglais, Piémontais, Napolitains, Hollandais et Suisses se
coudoyaient. On ne pouvait pas dire que chaque pays avait envoyé à cette
bizarre exposition les types les plus remarquables de sa race. Presque tous ces
hommes avaient quitté leur patrie pour courir après une fortune toujours
fugitive. On y trouvait le matelot désillusionné de la mer, le négrier de La
Havane ruiné par le typhus destructeur de sa cargaison, l’écumeur de mer ancien
compagnon du flibustier Walker, le chercheur d’or échappé d’Hermosillo aux
balles qui avaient frappé Raousset-Boulbon, le chasseur de bisons venu des
grands lacs, le manufacturier de la Louisiane ruiné par les Yankees. Cette
bande d’aventuriers ignorait la discipline : officiers et soldats se grisaient
sous la même tente ; les coups de revolver sonnaient souvent le réveil. Quant
au costume, si cette troupe eût défilé, clairons en tête, sur les boulevards de
Paris, on eût cru assister au passage d’une ancienne bande de truands exhumés du
fond de la Cité. Le quartier, situé au bas de la rivière, entouré d’une
palissade en bois dur à travers laquelle une charrette attelée aurait pu
aisément se faire jour, était un cloaque infect où les hommes ne trouvaient
même pas d’abri pendant les pluies de l’hivernage.
En quelques jours, des carabines
rayées, des pistolets, des sabres, des effets de campement, furent distribués
aux soldats. La route de la Soledad n’était rien moins que sûre, il fallait
tenter au plus tôt une sortie pour la dégager ; mais les chevaux manquaient :
aucune remonte ne fonctionnait faute de fonds. Il fallait pourtant faire flèche
de tout bois et parer aux difficultés. L’alcade de Medellin fut mandé et sommé
de trouver les piastres nécessaires, sous la condition qu’elles seraient
fidèlement remboursées trois jours après sur la solde de la troupe. L’alcade se
retrancha derrière une impuissance absolue ; mais, au moment de rentrer dans sa
maison, il s’aperçut que sa porte venait de recevoir une garde d’honneur de dix
cavaliers, dont le chef lui remit respectueusement un papier au sceau du
commandement. Une heure lui était accordée pour faire ses préparatifs de départ
: il lui était octroyé quelques mois de loisirs au fort de Saint-Jean-d’Ulloa,
si renommé pour sa salubrité ! Une demi-heure s’était à peine écoulée, que les
fonds publics, qu’on savait cachés dans sa maison, étaient versés à la caisse
de la remonte. Ceci donne la mesure de la bonne volonté que les autorités
mexicaines nommées par nous apportaient dans leur service. Trois jours après,
l’argent fut rendu, au grand ébahissement de l’alcade, peu habitué à trouver
chez les fonctionnaires mexicains une fidélité aussi scrupuleuse en matière de
deniers publics.
La difficulté pour se remonter ne
consistait pas seulement dans le manque d’argent. Les propriétaires des
haciendas ou fermes voisines ne voulaient pas se défaire de leurs chevaux, de
peur de se compromettre aux yeux des guérilleros, qu’ils redoutaient bien plus
que les Français. Chaque cheval porte en quelque sorte son certificat d’origine
imprimé sur sa cuisse par le fer du propriétaire. Il fallut déclarer aux
hacenderos que, s’ils ne voulaient pas vendre leurs chevaux aux Français, on
irait les prendre dans leurs habitations ou dans leurs pâturages, mais sans les
payer. De cette façon, ils auraient réellement cédé à la force devant une
razzia de guerre, et leur responsabilité serait à l’abri des représailles des
guérillas. Cette menace, appuyée d’un exemple chez le plus gros propriétaire,
suffit pour faire affluer les chevaux dans Medellin.
Les maisons de Medellin se
groupent sur la rive droite du Rio-de-Jamapa, à trois lieues de Vera-Cruz. Un
chemin de fer relie au port cette ville de jeux et de plaisirs, toute parfumée
d’orangers. La sécurité des routes pour les joueurs favorisés de la fortune y
est malheureusement moins grande qu’à Bade. Medellin est entourée de tous côtés
de ces bois épais et odorants dont la végétation luxuriante annonce déjà les
forêts vierges des plateaux du Chiquihuite. Sa garnison se composait alors,
outre la contre-guérilla, d’une compagnie d’infanterie de marine et d’une
vingtaine de fantassins du commandant mexicain Llorente. Toutes les nuits
pourtant, la ville était attaquée par les guérillas, qui s’abritaient pour
tirer derrière des haies de verdure. Dès que les balles venaient siffler aux
oreilles des habitants, toutes les portes se fermaient, et la garnison ne
bougeait pas de ses positions. Le système de guerre fut changé : on résolut de
passer de la défensive à l’offensive.
Le 3 mars 1863, à la tombée de la
nuit, un Espagnol, du nom de Perez Lorenzo, se présentait à la grand’garde. De
grosses larmes coulaient de ses yeux ; sa figure pâle et maigre accusait la
douleur. Il demanda à être reçu en particulier par le colonel. A peine
introduit dans sa tente : « Veux-tu me venger ? lui dit-il. J’avais une
maisonnette entourée de jardins dont je portais les fruits à Vera-Cruz et à
Medellin ; j’avais une jeune femme de dix-huit ans que j’avais aimée et épousée
à La Havane ; elle était enceinte de six mois. Hier, la guérilla commandée par
don Juan Pablo, lieutenant des bandes de Jamapa, est entrée dans ma maison, m’a
attaché à un poteau ; ils ont violé ma femme, et après lui avoir ouvert le
ventre ils m’ont jeté à la face mon enfant à peine formé. Comprends-tu,
colonel, pourquoi je ne me suis pas tué ? » Les larmes de l’Espagnol s’étaient
taries, son regard était fixe. Lorenzo resta jusqu’à minuit enfermé avec le
colonel dans sa tente ; dix minutes après sa sortie, trente cavaliers et trente
fantassins attendaient des ordres en silence. Lorenzo, les mains liées derrière
le dos crainte de surprise ou de trahison, servit de guide, la petite colonne
se mit en route, et par un sentier de bêtes fauves se dirigea sur les ranchos
[5] voisins de l’arroyo de Cañas, où se retirait quelquefois don Juan Pablo. La
nuit était affreuse, il tombait une pluie torrentielle ; les visages et les
mains se déchiraient aux épines du chemin. A trois heures du matin, on se
précipita sur les cases ; tout était désert. Pourtant au pied d’un lit
s’élevait un amas de laine fraîchement remuée, les matelas parurent suspects ;
on fouilla, et grâce à la pointe du sabre qui piqua dans les chairs on trouva
deux lieutenants de Juan Pablo, son beau-frère Juan Lopez et son cousin Omata.
Ils faisaient tous deux partie de la bande qui la veille avait assassiné
l’Espagnole. Les ranchos furent livrés aux flammes et les deux prisonniers
furent passés par les armes. C’était la première carte de visite de la
contre-guérilla française aux bandits des terres chaudes. A six heures du
matin, la petite colonne était rentrée à Medellin sans que les habitants
eussent eu avis de sa sortie.
Chaque jour, de Medellin on
poussait de légères reconnaissances dans toutes les directions ; c’était
désormais la guerre de partisans. Opérer par petits groupes, voire de ses
propres yeux, se tenir toujours au courant des mouvements les plus secrets de
l’ennemi, déjà mieux servi que nous par les indigènes, parcourir de grandes
distances en peu de temps, tomber à l’improviste sur les retraites les plus
cachées, tel était le nouveau service inauguré, et qui allait former de
véritables partisans, reliés à l’armée régulière par une discipline plus ferme
et cette assurance d’un appui réciproque qui donne de l’audace.
Le 7 mars, du côté de
Puente-Morone, un individu à cheval, à la vue de nos cavaliers débouchant
subitement dans un sentier, prit la fuite à toute bride. Malgré la vitesse de
son cheval, il fut arrêté. Il était porteur d’un passeport parfaitement en
règle que lui avait délivré le jour même la préfecture politique de Vera-Cruz.
Rien ne ressemble à un honnête homme comme un voleur. L’exhibition empressée de
ses papiers fit pourtant naître quelques soupçons. Après qu’il eut été
vainement fouillé, il fut déshabillé, et un soldat découvrit sous l’aisselle du
bras gauche un gros paquet de capsules de guerre soigneusement caché. Le
fugitif, amené à Medellin malgré ses protestations d’homme de bien, fut reconnu
comme membre de la guérilla de Jamapa commandée par Antonio Diaz. Pio Quinto (c’était
son nom) avait guerroyé longtemps avec les Indiens pintos [6] pour et contre le
féroce Alvarez, le vieux chef d’Acapulco connu sur tout le littoral du
Pacifique. Pio Quinto jouissait d’une belle réputation de coupeur de grands
chemins. La qualité d’honnête homme, qu’il invoquait fit qu’on lui posa cette
alternative : ou être pendu sans confession à un arbre de son choix, comme
faisant partie d’une bande de braves gens pris en flagrant délit d’espionnage
et de commerce de munitions de guerre, ou conduire nos soldats la nuit suivante
vers la retraite de ses dignes compagnons. A ce prix, la vie lui était assurée,
mais rien de plus. La crainte de mourir sans confession lui fit agréer la
seconde proposition ; le désir même d’obtenir un peu plus que la vie lui
arracha une confidence. Pio Quinto déclara que la nuit suivante il devait y
avoir à Rodeo de Palmas une grande partie de monte, et que les principaux
guérilleros s’y étaient donné rendez-vous. Avant d’arriver à ce point,
ajoutait-il, le chemin menait à Rincon de Pañas, où serait sans faute embusqué
un avant-poste de l’ennemi.
Ce même soir, Medellin s’amusait
; toute la société de la ville était invitée à une grande réunion ; par ordre,
tous les officiers de la contre-guérilla y allèrent danser. L’ordre fut exécuté
avec d’autant plus d’entrain que les Mexicaines se montraient depuis peu aussi
gracieuses qu’élégantes, et que, selon toute probabilité, les guérillas
paieraient les violons. A minuit, un cavalier vint annoncer au colonel que tout
était prêt. Sans perdre de temps, ce dernier regagnait au galop, près du
débarcadère du chemin de fer, une colonne légère composée de quarante
cavaliers, de cinquante fantassins et de vingt fusiliers de marine. En écartant
les branches, on entra sous-bois, puis on trouva un défilé sinueux ; on était
forcé de marcher un par un, sans fumer. Des arbres fraîchement coupés barraient
de distance en distance le sentier, déjà trop étroit. On pouvait d’un moment à
l’autre tomber dans une embuscade ; les hommes étaient peu faits encore à ces
expéditions nocturnes où l’imagination grandit toujours le danger. Malgré les
obstacles, tout marcha avec ordre. A deux heures du matin, on avait parcouru
trois lieues. La cavalerie, lancée au galop, se précipita si rapidement sur
Rincon de Pañas, qu’elle surprit, appuyée sur son fusil, une vedette qui n’eut
pas le temps de faire feu. Les deux cases qui servaient de ranchos furent
entourées, et presque aussitôt l’infanterie y entrait au pas de course. La
première recherche n’amena d’autre découverte que celle d’une Indienne qui se
tenait fièrement debout au milieu de la case, une torche de résine à la main,
sans autre vêtement qu’une splendide crinoline. L’éclat de ses yeux indiquait
qu’elle n’avait pas été surprise dans son sommeil malgré ce costume tout au
moins léger. Un soldat, soupçonnant quelque ruse, plongea sa baïonnette dans la
crinoline. Tout d’un coup à travers la fente se dressa, en faisant un bond
comme un chat-tigre, un Mexicain richement vêtu de cuir et d’argent, armé d’un
revolver. Au même moment, au dehors, entre les deux cases, se passait une scène
digne du pinceau de Salvator Rosa. Notre nouvelle recrue, Perez Lorenzo, à la
faible lueur d’un rayon de lune, avait reconnu dans la vedette enlevée sous les
armes Luis de Léon, sergent de guérilleros, un des assassins de sa femme. Luis
de Léon se cachait sous un faux nom. Lorenzo frotta brusquement une allumette
et plaça la lumière sous la face du bandit. Le misérable avait cinq pieds huit
pouces, et Lorenzo l’avait vite reconnu. Un ancien guérillero converti depuis
peu, Joachim Florès, fut toutefois appelé pour constater l’identité de
l’assassin. Joachim le réduisit vite au silence en accusant sa propre
complicité dans trois meurtres récens commis par Luis de Léon. La lune brillait
sous la feuillée, un arbre décharné était voisin : à l’aide d’un nœud coulant,
le bandit fut enlevé. Lorenzo regarda longtemps une masse sombre s’agiter en
l’air dans les dernières convulsions. Le souvenir de sa femme lui pesait moins
: elle était vengée ; le lendemain, il disparut.
Restait l’homme de la crinoline.
Deux fantassins le traînèrent devant le colonel Du Pin. Il fut constaté que
c’était Julio Cara Rubio, adjoint à l’alcade de Jamapa. Ce chef, doué d’une
agilité extraordinaire, glissa comme une anguille entre les mains des soldats.
Se faufilant entre les jambes des chevaux, il prit la fuite. Il reçut en
passant un coup de sabre et un coup de baïonnette. Deux nouveaux engagés, peu
habitués à ce genre d’opérations nocturnes, firent feu sur lui. Il se précipita
dans la rivière ; arrivé au fort du courant, affaibli par ses blessures, il fut
entraîné et disparut dans un tourbillon. La salle de jeu était à 400 mètres de
là. Les coups de fusil des deux maladroits avertirent les joueurs, qui se
dispersèrent en toute hâte dans les bois. Le but principal de la sortie était
manqué ; mais Pio Quinto eut la vie sauve. La colonne rentrait à cinq heures
dix matin à Medellin ; la fête de nuit durait encore. Les invités furent
surpris de voir défiler la troupe, qu’ils croyaient endormie dans son quartier.
Plusieurs petites expéditions
conduites avec succès eurent encore lieu autour de Medellin. La ville désormais
reposait tranquille : les avant-postes étaient respectés, et la sécurité des
routes était rétablie dans un rayon de quatre à cinq lieues. Les guérillas
avaient compris que le temps des rapines faciles était passé et que la fantasia
à coups de fusil autour des faubourgs avait ses dangers. Ils songèrent alors à
se réunir pour offrir des centres de résistance plus sérieux. C’était un grand
pas vers la pacification du pays, car il était désirable d’avoir affaire à une
troupe assez forte pour attendre ou offrir le combat, plutôt que d’être obligé
de mettre chaque jour une partie de ses forces en mouvement à la poursuite de
cinq ou six ennemis presque insaisissables.
II
Trois points de concentration
furent choisis par les guérillas mexicaines, qui dès ce jour s’abritèrent sous
le titre mensonger de forces libérales. Les villes de Jamapa, à quatre lieues
de Medellin, sur la même rivière (le rio de Jamapa), de Cotastla, à deux
marches de la Soledad, enfin de Tlaliscoya, au sud, à deux fortes étapes de
Medellin, dont elle est séparée par deux rivières larges et profondes [7],
s’organisèrent pour la résistance.
La contre-guérilla avait eu pour
premier chef un homme d’une grande audace ; le succès de M. de Stœklin eût été
assuré, s’il avait eu l’entente des opérations militaires. Il s’agissait
maintenant d’apprendre à cette troupe ce dont elle était capable après une
réorganisation conforme aux principes de la guerre. Le 16 mars, à cinq heures
du soir, la population de Medellin, groupée sous les arcades et les orangers,
voyait se former en ligne sur la place de l’église soixante-dix fantassins et
quatre-vingts cavaliers de la contre-guérilla, précédés par vingt-six
éclaireurs mexicains du commandant Murcia. Ces troupes prirent la route de
Jamapa. Depuis deux ou trois jours, on avait fait à dessein circuler le bruit
que cette petite localité aurait les honneurs de la première attaque. Après une
lieue parcourue, on fit halte sous prétexte d’attendre le retour des espions,
et à une heure du matin, après cette feinte, on rentrait dans ses quartiers.
Le lendemain 17, après avoir
passé la rivière de l’Atoyac au point du jour à Paso-del-Toro, on se dirigeait
vers l’hacienda de Mandigue. Les guides qui marchaient à la tête de la colonne
connaissaient mal le pays ou avaient intérêt à nous égarer, car Mandigue n’est
qu’à huit lieues de Medellin, et pourtant à deux heures de l’après-midi ces
guides déclarèrent qu’il y avait encore quatre heures de marche. La chaleur
était torride ; depuis le passage de l’Atoyac, traversé au soleil levant, pas
une goutte d’eau. L’infanterie, encore peu habituée à la marche dans ces sables
des terres chaudes, était épuisée et haletante ; les plus jeunes avaient
l’écume à la bouche. On touchait à un désastre. Les officiers, pour redonner du
courage aux soldats, mirent pied à terre et prirent la tête de la troupe ; les
cavaliers cédèrent leurs montures aux traînards les plus fatigués. Vers quatre
heures et demie, un puits délabré contenant un peu d’eau fut signalé : c’était
la terre pour les naufragés. Après une halte d’une heure, où la soif avait été
modérément apaisée, on se remit en route, et à huit heures du soir on arrivait
à Mandigue. Cette hacienda, enfermée par une ceinture verdoyante de bananiers
et de citronniers, est riche en ressources du pays. Trois bœufs rapidement
abattus et dépecés, grillés sur les braises ardentes en plein vent, firent les
frais d’un splendide repas arrosé de larges tasses de café indigène aux
senteurs parfumées. Un beau ciel étoile servit de tente ; la paille de maïs,
ramassée dans les sillons, offrait un lit plein de fraîcheur. Le bivouac fut
bientôt silencieux, et la nuit répara les forces des hommes, si gravement
éprouvées par la marche de la veille.
L’attaque de Tlaliscoya était
préparée par cette pointe en pays ennemi : c’était, des trois centres occupés
par les forcés libérales, le plus difficile, à enlever ; mais, aussi cette
position commandait militairement les deux autres. Deux chemins se présentaient
pour l’attaque. Le premier, passant par Rancho-de-Plata, demandait deux jours
de marche ; de plus, avant d’arriver à la ville, il fallait traverser un bois
épais et profond. Les guérillas y avaient intercepté la route sur une longueur
de 400 mètres par des abatis de bois dur, derrière lesquels ils avaient placé
des barricades de distance en distance. Le second tracé était plus court : on
comptait six lieues à peine ; mais on devait traverser deux rivières rapides,
qui n’étaient guéables en aucune saison.
Le 18 mars, à dix heures du
matin, la colonne légère fut passée en revue devant le péristyle de l’hacienda.
Le colonel déclara que, vu les difficultés du second tracé, il se rendrait à
Tlaliscoya par Rancho-de-Plata. Tous les habitans de l’hacienda et ceux des
ranchos voisins assistaient à la réunion ; les guides étaient commandés ;
plusieurs espions partirent immédiatement pour avertir l’ennemi du projet de
départ et de direction. Le but était atteint : les espions avaient été trompés
; aussitôt trente cavaliers se portèrent à fond de train vers la première
rivière appelée Rio-de-Pozuelo, pour surprendre le bateau qui servait au
passage. Le maître de Mandigue se proposa lui-même pour guide. La mission des
trente cavaliers fut promptement remplie, et à une heure du soir deux
brigadiers apportèrent la nouvelle qu’on s’était emparé du bateau.
Quatorze fantassins, encore sous
le coup des insolations de la veille et trop faibles pour suivre le mouvement,
se barricadèrent dans l’hacienda, prêts à toute surprise. La colonne se mit en
marche et n’arriva qu’à quatre heures du soir sur le bord du premier cours
d’eau. On organisa rapidement le va-et-vient ; l’opération était délicate, car
un petit canot, creusé dans un tronc d’arbre, ne pouvait contenir que sept ou
huit hommes. L’infanterie passa la première, et les plus valides furent
dépêchés sans retard au pas de course pour tâcher de surprendre les bateaux de
la seconde rivière. Pendant ce temps, la cavalerie hâtait à son tour son
mouvement : il fallut desseller les chevaux, qui suivirent à la nage
l’embarcation emportant les cavaliers.
Les hommes d’infanterie partis en
éclaireurs se dérobaient sous bois, l’œil au guet, interrogeant les moindres
éclaircies, cherchant à découvrir la rive de l’autre fleuve qui les séparait de
Tlaliscoya. A un détour, le panorama changea brusquement. A 10 mètres
au-dessous du chemin rongé par les eaux, dans un lit taillé à pic, ombragée de
hautes futaies, roulait une rivière large de 120 mètres ; elle grondait au
loin, grossie par les pluies de la montagne. Au bas d’une rampe, véritable
escalier de chèvres, la petite baie, réservée d’ordinaire aux canots, était
vide et solitaire ; le courant venait s’y briser en rejaillissant. A peine les
têtes des Français eurent-elles paru au sommet de la berge escarpée, qu’elles
furent accueillies par une vive fusillade partie de la rive opposée et dirigée
par l’ennemi, caché derrière des barricades de balles de coton. Deux blessés
tombèrent sur les feuilles mortes dont le sol était couvert. Au bruit des
détonations et des clameurs des guérillas se mêlaient les cris sardoniques
d’une nuée de perroquets à l’éclatant plumage, saluant le coucher du soleil et
voletant à travers le feuillage aux mille nuances. Les nouveaux engagés, qui
voyaient le feu pour la première fois, tiraient un peu au hasard et sans bien
ajuster. Défense leur fut faite de brûler une cartouche. Quelques bons tireurs
seuls, choisis et embusqués dans les touffes d’aloès, ripostèrent à l’ennemi
avec précision. Les chants de triomphe cessèrent bientôt sur la rive opposée.
Plusieurs partisans avaient été atteints de balles coniques qui ne pardonnent
guère ; parmi eux, un cavalier à l’allure hardie, monté sur une belle jument
alezane, fut renversé : une balle s’était aplatie sur la plaque de son
ceinturon. A peine remis du choc, il remonta hardiment en selle ; sa monture
fut tuée. Une minute après, il accourait sur un brillant étalon noir et lâchait
de pied ferme son coup de carabine. La réponse à son défi fut aussi rapide que
la pensée ; une balle française lui brisa l’épaule et le jeta à terre. Sa chute
fut le signal de la déroute ; les embuscades les plus rapprochées de la rivière
furent désertées, et beaucoup de guérilleros furent tués en traversant les
éclaircies. Cet audacieux partisan qui venait de payer chèrement sa bravade
était don Miguel de Cuesta, commandant en second les bandes libérales. Il
survécut à sa blessure, et on le vit plus tard se rallier à l’intervention. Il
faut remarquer à ce propos que le Mexicain, aussi habile à faire le coup de feu
qu’à manier sa monture, parade volontiers sans peur devant les balles ; l’arme
blanche exerce moins de séduction sur son tempérament.
Faute de canots, le passage
n’était pas possible. L’ordre de la retraite fut donné au moment où la
cavalerie avait déjà traversé le premier cours d’eau. Le maître du bateau, qui
paraissait intelligent, déclara que la rivière qui couvre la ville pouvait être
franchie à cheval à deux lieues en amont. Sur la promesse de quatre onces d’or
(320 francs), il consentit à servir de guide. A la chute du jour, la cavalerie
se mit en mouvement dans la direction du gué ; à neuf heures et demie du soir,
l’infanterie devait reprendre ses positions de la journée et ouvrir son feu sur
la ville par-dessus le fleuve, de manière à faire croire à une nouvelle attaque
de front.
Les difficultés de cette marche
de nuit furent extraordinaires. Le temps venait de changer brusquement ; des
rafales de vent s’engouffrant dans les broussailles annonçaient un coup de
norte [8]. Pas une étoile au ciel. La lune dans son plein, voilée par les gros
nuages courant à toute vitesse, ne jetait sous bois qu’une lueur blafarde : à
ses pâles rayons, on eût pu voir les cavaliers, courbés sur leurs chevaux pour
éviter les tourbillons de sable soulevés par la tempête, glisser inquiets et en
silence à travers des fourrés presque impénétrables. On quittait à tous momens
les sentiers frayés pour éviter les ranchos, dont les habitans auraient éventé
notre marche en lançant dans l’espace quelques notes gutturales, signal
toujours convenu avec les guérillas. Parfois on se frayait un chemin à coups de
machete [9], et les loups des prairies hurlaient en s’appelant, les chevreuils
effarouchés bondissaient devant les chevaux, qui se cabraient dans l’obscurité
sous leurs cavaliers. Bientôt les ombres de la nuit grandirent sous les arbres
à caoutchouc au noir feuillage. Les cavaliers distinguaient à peine ceux de
leurs compagnons qui les précédaient. Au passage de l’un de ces ravins profonds
et sinueux qu’on nomme des barrancas, deux pelotons s’égarèrent, et la
cavalerie se trouva réduite à vingt-six cavaliers de Murcia, plus quarante
contre-guérillas. Il n’y avait pas à hésiter cependant, et l’on continua de
s’avancer. Soudain, vers neuf heures, une fusillade très bien nourrie éclate
dans le voisinage. On croit au massacre des deux pelotons égarés, tombés sans
doute dans une embuscade. Le colonel Du Pin, voyant que le trouble gagne déjà
sa poignée d’hommes, fait mettre pied à terre, visite toutes les armes,
s’assure qu’on a enlevé les capsules, et défend, sous peine de mort, de tirer
un coup de feu, quoi qu’il arrive ; puis on marche, le sabre au poing, avec les
plus déterminés, du côté de la fusillade. L’alerte fut de courte durée :
arrivée sur un point culminant, la cavalerie aperçut les lueurs de la fusillade
dans le lointain ; l’écho, au milieu du silence de la nuit, avait trompé les
oreilles les mieux exercées. C’était l’infanterie qui, dans sa fausse attaque,
devançant l’heure convenue, avait ouvert le feu trop tôt. La colonne reprit la
route du gué, et l’on se remit en selle. Cette fausse alerte sauva la
cavalerie, car on sut plus tard que, près du point où l’on avait changé de route
pour se porter au secours des deux pelotons qu’on croyait massacrés, nous
attendait une forte embuscade ennemie qui, prévenue subitement de l’arrivée des
Français, s’était crue découverte, tournée déjà peut-être. Au même moment, des
signaux annonçaient aux Mexicains embusqués l’approche du détachement égaré, et
la fusillade engagée sous Tlaliscoya mettait en fuite la guérilla, convaincue
que la ville assiégée allait être attaquée par des troupes supérieures en
nombre.
Une demi-heure après, le
Rio-Blanco fut traversé au gué appelé Callejon-dii-la-Lecheria. On déboucha
bientôt sur la route, à 400 mètres en arrière des abatis d’arbres gardés par
une portion des « forces libérales. » A quelque distance de la ville, l’ordre
est donné de mettre le sabre à la main et d’aborder la position à fond de
train. Les cavaliers partent de toute la vitesse de leurs chevaux, et en
quelques minutes, au milieu de cris sauvages, tombent à revers sur les
guérillas, qui, épouvantées de cette apparition inattendue, lâchent leur décharge
et s’enfuient de toutes parts, abandonnant sur place armes, chevaux et
drapeaux. Nos fantassins, continuant leur fusillade de la rive opposée,
blessent un de leurs camarades, et ne cessent le feu qu’à l’appel de la
trompette sonnant la fanfare de la contre-guérilla.
Avant cette attaque, malgré la
violence du coup de norte, toutes les maisons de Tlaliscoya étaient illuminées
à giorno sur la face opposée à la rivière. Comme par enchantement, à l’entrée
des assaillans, toutes les lumières s’éteignirent, et les portes se fermèrent.
La menace de mettre le feu à la ville, communiquée par un sereno (veilleur de
nuit), produisit un effet magique : les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. On
était maître de Tlaliscoya ; mais la position était très aventurée, car la
guérilla qui avait défendu Tlaliscoya, forte au moins de deux cent cinquante
hommes sous les ordres du colonel Gomez, pouvait d’un moment à l’autre,
prévenue par la population du petit nombre des assaillans, faire un retour
offensif. Le moindre désordre parmi les vainqueurs pouvait causer un désastre,
d’autant plus qu’il n’y avait pour le moment aucun appui à espérer de
l’infanterie et du détachement de cavalerie égaré, dont on était séparé par une
large rivière, sans moyens de communication. Les boutiques, qui avaient ouvert
de nouveau leurs comptoirs, regorgeaient de liqueurs de toute espèce. Les
officiers réunirent leurs hommes, leur révélèrent le danger de la situation en
faisant appel à leur énergie. Promesse fut faite de ne boire que les liqueurs de
distribution régulière. Le serment fut scrupuleusement tenu ; il y allait du
salut commun. On choisit d’abord sur la rive du fleuve une maison capable, par
sa construction, de résister à un assaut, et où les chevaux pourraient
s’abriter dans un coral sans crainte de ces incendies qui sont une manœuvre de
guerre fort en faveur parmi les Mexicains. Les notables de la ville y furent
mandés poliment, ainsi que le maître de la maison, José-Maria Billegas. Ordre
leur fut intimé de pourvoir sur-le-champ à une réquisition de vivres et de
fourrages pour deux cents chevaux et quatre cents hommes. Ce chiffre, grossi à
dessein, fit quelque impression. Une partie des notables fut retenue en otages,
l’autre courut à Tlaliscoya pour assurer l’exécution des ordres. La menace de
fusiller ceux qui n’obéiraient pas dans le plus bref délai eut pour premier
résultat l’envoi presque immédiat de quantités considérables de maïs et de
paille : les tortillas (crêpes de maïs), le pain et la viande toute cuite
suivirent de près. La petite troupe française était à dessein disséminée par
groupes à chaque ouverture de la maison du notable Billegas. Il importait de
lui persuader qu’il aurait un grand nombre de bouches à nourrir. Hommes et
chevaux firent bonne chère, la litière fut moelleuse pour tous. Le surplus des
vivres, grâce à l’obscurité, fut jeté à la rivière.
Il était urgent néanmoins de se
mettre en communication avec les troupes restées sur la rive gauche. Un
cavalier, fort nageur [10], s’offrit pour aller porter des ordres et chercher
des nouvelles. La joie fut grande quand il revint nous apprendre que le
détachement égaré dans les forêts avait fini par se réunir à l’infanterie.
Malheureusement le chef de cette dernière troupe n’avait pas compris ses
instructions ; à la première faute d’une attaque prématurée s’était jointe une
imprudence des plus graves. Au lieu de faire tirer à courts intervalles
quelques coups de fusil pour tenir l’ennemi en éveil sur ses barricades, on
avait exécuté des feux aussi nourris que ceux des Mexicains. Les cartouchières
ne contenaient plus que quinze ou vingt cartouches. D’un moment à l’autre, on
pouvait être attaqué par des forces considérables : les contingens voisins de
Santa-Anna, de Tlacotalpan, du Miadero, du Conejo, villages dont les dispositions
hostiles étaient connues, prévenus par leurs avanzadas (vedettes) et la
fusillade, ne viendraient-ils pas grossir la guérilla de Tlaliscoya ? Le manque
de munitions donnait à songer. Les sentinelles furent doublées ; mais il
devenait indispensable de se procurer sans retard des bateaux pour communiquer
avec l’autre rive du torrent et pouvoir au besoin battre en retraite ou appeler
à soi toutes ses forces. Les notables affirmèrent que les guérillas avaient
emmené avec eux tous les bateaux. Il fut décidé que, le lendemain matin à cinq
heures, les deux canots affectés d’ordinaire au passage de la rivière seraient
avec leurs bateliers devant les degrés de la maison de Billegas. La liberté fut
rendue à deux des notables, avec mission d’aller en personne à la découverte.
Si à l’heure dite les deux notables, connus pour amis des guérillas, n’étaient
pas de retour, leurs maisons seraient incendiées ; puis, de demi-heure en
demi-heure, chacun des quatre notables restés à Tlaliscoya serait fusillé.
Chaque demi-heure de retard en outre coûterait 1,000 piastres (5,000 francs)
aux habitans. Ces dispositions prises, les officiers, qui depuis le matin
n’avaient ni bu ni mangé, songèrent aux affaires sérieuses, c’est-à-dire au
souper. Il était déjà deux heures du matin. Billegas offrit galamment à ses
hôtes un repas vraiment royal et tout gratuit. Sans nul doute, cette table
somptueusement servie était destinée aux chefs des guérillas, dont le
quartier-général avait été, quelques jours auparavant, installé en face, dans
un café appartenant au noble amphitryon. On y avait trouvé des soucoupes
pleines de poudre et de capsules, Avant de faire honneur aux plats, on invita
Billegas a les déguster le premier ; il y avait lieu de craindre qu’un peu de
poison ne fût mêlé aux sauces. Une fois cette formalité accomplie, les vins
généreux circulèrent, et la santé de la France fut portée par tous les
convives, par Billegas lui-même, qui ne se permit aucune hésitation. Vers trois
heures du matin, on entendit une bande affolée de cavaliers traverser la ville
au galop. C’étaient les fuyards de la fameuse embuscade qui rejoignaient leurs
compagnons d’armes épars aux quatre vents. A cinq heures, les deux embarcations
si bien cachées par les guérillas étaient amarrées devant la maison de Billegas
; à sept heures, toutes nos troupes s’étaient ralliées dans la ville. Dès le
matin, on recueillit les armes abandonnées par l’ennemi dans sa déroute. Le
butin se composa de quatre-vingt-quatorze fusils, de quelques lances, du
drapeau de la cavalerie, brodé or et argent, du guidon de l’infanterie, d’un
tambour d’origine américaine, d’un trombone et de la canne de commandement de
l’alcade, chef politique et militaire selon l’habitude des temps de guerre au
Mexique. Le pillage, quels qu’en fussent le prétexte et la forme, fut
sévèrement interdit. Sous la conduite d’officiers spécialement désignés, les
perquisitions commencèrent et amenèrent la saisie chez les principaux habitans
de plus de 400 kilogrammes de poudre, de balles et de plomb en énorme quantité,
de capsules de guerre et de moules faits pour fondre seize balles d’un coup.
Les munitions inutiles furent jetées à la rivière ; les autres rendirent grand
service.
La ville de Tlaliscoya est assez
vaste. Elle forme un grand demi-cercle dont la base repose sur la rivière ;
elle est entourée de bois presque impénétrables. Lors des grandes crues, les
eaux jaunâtres du, torrent viennent battre les pignons des maisons, construites
en pierre volcanique, qui bordent la rive. L’église, de belle et ancienne
construction, a été respectée par les guerres civiles ; de vieilles fresques à
l’intérieur rappellent les peintures murales du midi de l’Espagne. Tlaliscoya
était gardée avant l’arrivée des Français par une haie de cabanes en bambou qui
servaient de postes aux guérillas. De ces postes, les habitans, pour peu qu’ils
fussent parcimonieux envers les bandits, étaient couchés en joue, et payaient
cher la protection d’amis toujours armés qui, au moindre danger,
disparaissaient dans les forêts, dont seuls ils connaissaient les sentiers
sinueux.
A l’extrémité ouest de Tlaliscoya
s’élève une riche fabrique de coton, fondée par une compagnie américaine ; les
murailles, hautes de 6 mètres sur un développement de 80 en longueur, sont à
l’abri de, toutes les attaques, grâce à une épaisseur qui égale celle des
couvens de construction espagnole dont le siège de Puebla devait offrir
quelques échantillons dignes de la colère de nos boulets rayés. La fabrique de
coton ne compte que deux portes, dont l’une s’ouvre sur la ville et l’autre sur
le rio. Dès que la troupe des contre-guérillas eut été toute réunie, elle fut
massée dans ce vaste bâtiment. La journée s’y passa fort calme. Les magasins
contenaient quatre cents barils de farine, des quantités considérables de sucre
et de café, et plusieurs milliers de balles de coton, sans compter celles dont
l’ennemi s’était servi pour construire ses barricades. Ces richesses accumulées
mirent un peu en éveil l’appétit des soldats, forcés de respecter une consigne
sévère : pour des estomacs affamés, la tentation était forte ; mais la
surveillance des chefs calma toutes les convoitées. Quant à la maison de
Billegas, devenue le quartier-général, sur la parole donnée par le maître
lui-même qu’elle ne renfermait ni armes ni munitions, on s’était dispensé par
politesse d’y faire aucune perquisition. Le hasard fit tomber entre les mains
d’un cavalier un sabre et un fusil qu’il reconnut pour avoir appartenu à son
frère, tué deux mois auparavant dans une embuscade. Les notables, réunis par
ordre, durent interroger Billegas sur la provenance de ces armes, et après une
constatation publique de mensonge le condamnèrent eux-mêmes comme receleur à
500 piastres d’amende, qui furent séance tenante distribuées à la troupe.
A l’approche de la nuit, les
officiers furent prévenus que le lendemain matin, au point du jour, on irait
attaquer Passo-Santa-Anna ; les troupes reçurent une ration de vin et les
vivres nécessaires pour le départ. Les chevaux restèrent sellés. A sept heures
du soir, le curé de Tlaliscoya fut appelé et invité à désigner, parmi les cases
de bambou adossées au bois, celles qui étaient reconnues comme postes de
guérillas. Une quarantaine de cases devint la proie des flammes. Si les habitants
de la ville avaient été sages, cet incendie pouvait leur assurer la sécurité en
les délivrant de cette pression continue exercée sur eux par les fusils braqués
à travers les meurtrières des cases de bambou ; mais au Mexique, depuis la
chute de la vice-royauté, on était habitué à voir une bande de quarante coquins
armés jeter la terreur dans une ville de cinquante mille âmes et la rançonner
sans qu’aucune résistance se produisit. En janvier 1864, lorsque les forces
d’Arteaga s’enfuyaient devant la petite colonne du général Bazaine, arrivant à
marche forcée aux portés de Guadalajara, n’avons-nous pas entendu des
Mexicaines raconter, devant leurs maris et leurs frères impassibles, que depuis
trois mois elles n’osaient plus descendre de leurs maisons dans les rues de la
ville, craignant d’être dépouillées de leurs bijoux en plein jour, ou
entraînées à la montagne faute d’une rançon immédiatement payée ! Guadalajara
est la seconde ville du Mexique, et la bande de l’assassin Rojas intimidait
quatre-vingt mille âmes ! Il y avait d’ailleurs trop d’éléments d’hostilité
réunis à Tlaliscoya pour que des conseils de paix pussent s’y faire entendre.
Depuis la première descente des troupes alliées à Vera-Cruz, Tlaliscoya servait
de centre à la réunion des mécontents et des bandits qui, sous le drapeau de
l’indépendance, se livraient au pillage. Tous les notables étaient Espagnols, à
l’exception d’un seul Mexicain nommé Arrechebalete. Ces dignes fonctionnaires
trônaient tous dans leurs tiendas (boutiques d’épicerie et débits de liqueurs),
où, à l’abri de leur nationalité. ils fournissaient aux guérillas, dont ils
devenaient les receleurs et les commissionnaires en gros, des armes et des
munitions de guerre. La position de Tlaliscoya, déjà très forte en tout temps,
à cause des bois épais et des deux rios qui la couvrent, est plus redoutable
encore pendant l’hivernage : presque tout le terrain qui, s’étend entre cette
ville et l’hacienda de Mandigue n’est alors qu’un vaste étang boueux. En
présence des difficultés d’une occupation permanente et du défaut de
communications, cette place forte eût dû, pour la sûreté des terres chaudes,
être impitoyablement rasée. Cette mesure rigoureuse était d’autant plus
nécessaire que Tlaliscoya touche presque à Passo-Santa-Anna, le seul point
guéable sur le Rio-Blanco de la mer à Omealca. La proximité de ce seul gué
établit des relations constantes avec Tlacotalpan, le Miadero, le Conejo et
toute la côte du sud jusqu’à Minatitlan, localités très hostiles, et auxquelles
Tlaliscoya assurait un ravitaillement et un excellent centre de défense. La
mort récente du brave officier supérieur Maréchal, commandant supérieur de
Vera-Cruz, qui succomba glorieusement, le 2 mars 1865, dans une embuscade près
de Medellin, n’a fait que trop bien comprendre ce qu’a de favorable au
banditisme des terres chaudes cette position de Tlaliscoya. Le colonel Du Pin,
qui avait résolu la destruction de cette place, céda aux prières du commandant
Murcia, qui répondit de la fidélité de Tlaliscoya. La ville fut sauvée, mais
elle paya bientôt sa dette de gratitude par la trahison.
La nuit du 21 au 22 mars 1863
offrait à Tlaliscoya un aspect presque féerique. Les rues, l’église et les
maisons étaient illuminées au bruit des boîtes d’artifice tirées en l’honneur
de l’intervention et des Français. Non moins galans pour leurs ennemis, les
Français illuminaient aussi. Les flammes pétillantes des cases de bambou
incendiées s’élançaient en gerbes de toutes couleurs à traversées branches des
vieux géans de la forêt. L’horizon était gros de nuages, et parfois la rafale
se mêlait à la fête et promenait la flamme, comme une torche, sur les lauriers
roses et les mimosas aux parfums enivrants. Les sentinelles, abritées derrière
les troncs d’arbres, pouvaient entendre le bruissement des serpents à sonnettes
se glissant dans les hautes fougères. Peu à peu les débris fumants ne jetèrent
plus qu’une lueur incertaine. Les buissons et les sentiers s’étaient emplis de
bruits confus et étranges annonçant l’approche du danger. Quelques éclaireurs
partirent à la découverte et revinrent presque aussitôt. Nous apprîmes par eux
que l’ennemi, encore invisible, avançait, se multipliant de minute en minute,
et prenait ses positions pour envelopper la ville au point du jour.
La situation était critique :
allait-on se lancer à travers des broussailles inconnues sur des forces supérieures
? L’offensive est souvent heureuse ; puis le devoir était de courir à
l’hacienda de Mandigue pour sauver les quatorze retardataires qui s’y étaient
renfermés et dont on allait être coupé. Valait-il mieux traverser la rivière en
lace d’un ennemi nombreux et sur des coquilles de noix, malgré l’impétuosité du
torrent ? Ce parti était hardi ; mais les grandes ombres de la nuit
promettaient le succès sans perte d’hommes, si la partie était bien jouée. On
commença par éteindre tous les feux : à deux heures du matin, le colonel
éveilla lui-même deux escouades d’infanterie, qui traversèrent rapidement le
courant. Une d’elles resta sur la rive gauche du Rio-Blanco ; la seconde se
porta au pas de course au Rio-de-Pozuelo, afin de s’emparer du bateau. Aussitôt
après le transport des blessés de la veille, la cavalerie commença son passage.
Cette opération, difficile de jour, était encore plus périlleuse à ce moment ;
mais la disposition des lieux la favorisait. Pendant que les troupes sortaient
successivement pour s’embarquer, sans souffler mot, par la porte débouchant sur
la rivière, de petites patrouilles d’infanterie défilaient par la porte opposée
donnant sur la ville, et faisaient des rondes à 2 ou 300 mètres de distance.
L’ennemi, embusqué dans les bois, au bruit de ces marches cadencées sur les
dalles, ne pouvait guère soupçonner que le reste de la colonne traversât au
même moment la rivière, Dans la crainte de retards fâcheux, les chevaux furent
lancés à la nage tout harnachés. L’infanterie suivit. Quelques selles
tournèrent, des sangles se rompirent ; cinq chevaux et un homme furent noyés ;
mais un peu après trois heures tout était passé sur la rive gauche. Pour
enlever à l’ennemi les moyens de poursuite, les embarcations furent coulées. —
Le second passage s’accomplit d’une façon non moins heureuse. Le batelier qui
avait fidèlement servi la contre-guérilla et ses deux fils furent largement
récompensés : ils refusèrent l’offre de suivre la colonne, et voulurent rester
dans leur maison. Deux jours après, leurs trois corps se balançaient au même
arbre : sous la plante des pieds presque carbonisés, on remarquait quelques
restes d’un feu mal éteint. Les libéraux de retour s’étaient vengés.
A cinq heures du matin, après
avoir traversé les bois qui couvrent la rive gauche du Rio-de-Pozuelo sur une
largeur de 3 kilomètres, notre colonne marchait en plaine sur Mandigue. Le
drapeau rouge, enlevé aux guérillas, flottait déployé en tête de la cavalerie.
les premiers rayons d’un beau soleil levant, reflétés à travers une couronne de
nuages par les neiges éternelles du grand pic d’Orizaba, dissipaient les
fatigues de la nuit. Nos poitrines respiraient plus à l’aise. Chacun à son
tour, d’une voix mâle, entonnait un refrain du pays qu’on répétait en chœur.
Évoqué par ces accents du nord ou du midi, plus d’un souvenir de la patrie
absente se retraçait dans le lointain, et rappelait parfois de douces heures
aux pauvres aventuriers. D’autres plus insouciants, blasés d’ailleurs sur les
marguerites effeuillées aux heures de rêverie, fouillaient les broussailles et
les touffes de grandes herbes, le fusil à la main, à la poursuite d’un lapin ou
d’un dindon sauvage destiné à faire le soir es délices du bivouac. Les éclopés,
le cigare à la bouche, mêlés aux cavaliers qui traînaient leurs chevaux
fatigués par la bride, flânaient en attendant l’arrivée de l’arrière-garde.
Soudain éclate une décharge en
tête de colonne au milieu d’un nuage de poussière ; les refrains commencés
meurent sur les lèvres des chanteurs, et les retardataires retrouvent des
forces pour serrer les rangs. Celait un assez nombreux parti de cavaliers de
Tlaliscoya, sorti la veille de Jamapa, où il était allé au secours d’Antonio
Diaz, qui redoutait l’attaque annoncée des Français. Ces partisans revenaient
en toute hâte défendre leur ville, dont ils avaient appris la situation
critique par un courrier des notables. A la vue de la contre-guérilla, trompés
de loin par le drapeau rouge déployé en tête, ils avaient cru rencontrer la
troupe du colonel Gomez. La bande imprudente, lancée au galop, donna tête
baissée dans notre avant-garde, et se dispersa sous la fusillade comme une
volée d’étourneaux en s’enfuyant à toute vitesse, non sans laisser quelques
hommes sur le terrain.
A dix heures du matin, notre
colonne retrouvait à l’hacienda de Mandigue les quatorze des siens qu’elle
avait laissés en arrière ; rien ne les avait inquiétés. L’occupation de
Tlaliscoya, due à un heureux coup de main tenté avec une poignée d’hommes,
produisit un grand effet dans les terres chaudes. Les guérillas comprenaient
déjà que les difficultés de terrain et de climat ne les défendaient plus des
attaques des Français, de ces surprises de nuit que les Mexicains goûtent
médiocrement, et où le vaincu n’a qu’un espoir, celui de périr, car ils avaient
déjà trop cruellement appris aux Européens à ne plus faire de prisonniers. Le
22 mars, on était de retour à Medellin. On s’arrête malgré soi à cette date
mémorable du 22 mars, pleine de grands souvenirs pour l’armée du Mexique. Ce
même jour, à quarante lieues de distance, le canon vengeur de la trahison du 5
mai, commençait à gronder sous les murs de Puebla, déjà témoins de l’héroïsme
chevaleresque du général de Lorencez et de son petit corps d’armée. Ce même
jour, pour célébrer dignement l’ouverture du siège, le 3e chasseurs d’Afrique,
entraîné par son vaillant colonel, aujourd’hui le général du Barrail, enfonçait
en un choc terrible les régiments de cavalerie mexicaine venus de bien loin, du
Nuevo-Leon et du Cohahuila, dans les champs de Chollula. Pour la contre-guérilla,
le 22 mars n’évoque pas d’aussi grands souvenirs. Ce jour-là, il fut convenu
qu’elle resterait pour quelque temps à Medellin, sans rien tenter encore contre
Jamapa et Cotastla. Sans doute la prise de Jamapa et de Cotastla était d’un
grave intérêt pour l’avenir des terres chaudes ; mais les communications de la
Vera-Cruz avec Puebla exigeaient une grande sécurité pour les convois de vivre,
d’argent et de munitions, qui, malgré des efforts inouïs, montaient lentement
au plateau d’Anahuac. Il fallait se tenir prêt à déjouer une attaque sur
Medellin, la Tejeria ou le chemin de fer. En un pareil moment, le succès d’une
pareille attaque pouvait avoir de graves conséquences. C’est par ordre
supérieur que l’expédition projetée contre Jumapa et Cotastla fut ajournée.
A droite: Sous-officier du second escadron
de la Contre-guerilla. Au centre: Cavalier du second escadron de la
Contre-Guerilla. A droite: Sous-officier de l'artillerie de
la Contre-Guerilla.
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III
Bien que la troupe fût
immobilisée à Medellin, d’où la surveillance était facile, chaque nuit amenait
une sortie partielle à quelques lieues de distance. Il était important
d’ailleurs de tenir la contre-guérilla en haleine, et d’en éloigner cette
oisiveté compagne inséparable de l’indiscipline et des fièvres meurtrières du
pays.
Qu’on nous permette d’entrer ici
dans quelques vues générales sur le corps que nous n’avons jusqu’ici montré
qu’en action. C’est dans les jours de repos que l’on pouvait le mieux étudier
les conditions qui convenaient au commandement d’une pareille troupe.
L’aventurier qui entre dans une guérilla arrive d’ordinaire tout formé pour le
service militaire. C’est un homme qui a quitté jeune encore sa patrie, qui a
visité plusieurs pays et s’est habitué de bonne heure au danger. Le caractère
de l’aventurier varie à l’infini : l’un est avide d’or, l’autre a soif de
plaisirs ; un troisième est poussé par le désir de se faire un nom, qui sait
même ? de conquérir un trône. Tous ont, sans exception, de grands défauts, des
vices mêmes ; mais d’aucun d’eux on ne peut dire qu’il est le premier venu. Les
réunir, les organiser, les discipliner et les faire mouvoir n’est pas chose
facile : c’est une affaire de tact, d’autorité, de justice et d’audace. Le chef
doit compter avec mille aspirations diverses et inspirer une confiance sans
réserve. Le grand défaut d’un corps d’aventuriers est que ces hommes ne servent
ni un gouvernement ni une patrie ; ils ne combattent pas pour une idée : ils
ont pourtant le même drapeau, celui de l’inconnu, et cette bannière
merveilleuse, aux mille couleurs de l’espérance, doit toujours flotter à leur
tête.
Qu’on n’aille pas croire que les
corps de partisans supportent mal la discipline. S’ils sont incapables de
s’asservir à tous ces règlements minutieux grâce auxquels nos escadrons, nos
régimens, se meuvent comme de grosses machines de guerre et se décomposent dans
tous leurs rouages, ils savent du moins comprendre et pratiquer cette sérieuse
et solide discipline qui relie les combattans au moment du danger en un seul
faisceau. C’est dans les entreprises hasardeuses, éloignées des opérations
principales, que ces corps francs, habitués à savoir se suffire et se contenter
de peu, révèlent toute leur valeur. La force de ces vrais satellites d’une
armée est dans leur excessive mobilité de jour et de nuit. Si le danger séduit
les imaginations ardentes, le métier d’avant-postes, d’éclaireurs,
d’explorateurs dans les pays inconnus, dépourvus de ressources, où l’ennemi se
fait insaisissable, est leur lot indiqué. L’intelligence et l’audace
individuelles ont alors un vaste champ devant elles. Si un coup est manqué,
l’échec subi n’est jamais complet et ne compromet en rien la réputation de
l’armée.
On s’est beaucoup élevé contre la
solde extraordinaire allouée aux troupes de cette nature ; mais, à bien
examiner, coûtent-elles beaucoup plus cher que les corps réguliers ? Les
aventuriers sont d’ordinaire doués d’une santé robuste, déjà éprouvée et
soutenue par une grande énergie de caractère. La nostalgie, qui frappe si
rapidement le soldat à l’étranger, les épargne. Leur mouvement perpétuel combat
les germes des épidémies, les exhalaisons malsaines, meurtrières pour d’autres,
et le séjour des terres chaudes, funestes même aux naturels, a donné des
chiffres éloquents en faveur de la résistance du partisan à un climat meurtrier
[11]. A compter le nombre des combattants sous les armes, quelle différence de
pertes dans l’armée régulière ! Sous le feu, leurs instincts énergiques se
centuplent à la pensée qu’ils n’ont aucun secours à attendre, et qu’il n’y a ni
trêve ni merci à espérer ; necessitas est maximum telum. Aussi les imaginations
sont toujours en éveil. La gaîté régnait particulièrement à ce bivouac de
Medellin, où chacun racontait les scènes piquantes de ses beaux jours passés.
Que de beaux rêves au coin du feu, sous des avalanches de pluie, autour de la
gamelle traditionnelle pleine de punch brûlant ! Il ne faut pas oublier que les
ambulances, les magasins d’habillement, de harnachement, les moyens de
transport si onéreux pour l’état, étaient in.connus à la contre-guérilla, qui
devait pourvoir à tout avec ses propres ressources.
A côté des jours de loisir, cette
vie de bivouac avait ses jours d’émotion. Rien n’était négligé pour déjouer par
une active surveillance les manœuvres de l’ennemi. A trois kilomètres de
Medellin, dans une clairière reculée, au bord d’un marais, s’élevait, à l’ombre
des bananiers, une case couverte de roseaux, habitée à certaines époques par
deux Mexicains, le père et le fils, nommés Muños. A la suite d’une expédition
nocturne, ils furent tous deux saisis et amenés à Medellin. Cette visite
domiciliaire fit découvrir plusieurs rifles chargés à balles et une carabine
rayée enlevée à notre infanterie de marine. Les deux accusés, ainsi que
plusieurs de leurs camarades, servaient d’espions et de receleurs aux guérillas
des ranchos voisins. Déjà plusieurs de ces espions avaient été surpris, envoyés
à Vera-Cruz et mis à la disposition des autorités mexicaines. Bien entendu, une
fois arrivés à Saint-Jean-d’Ulloa, ils s’échappaient, grâce au bon concours des
employés, séduits par quelques gratifications. Le colonel résolut cette fois de
faire un exemple sévère. Il fut donc annoncé au roulement du tambour que le 28
mars les deux Muños, convaincus de culpabilité par la cour martiale, seraient
pendus à l’arbre centenaire dont le feuillage immense abrite la place de
Medellin. Aussitôt les autorités de la ville et les notables vinrent protester
de l’innocence des deux condamnés et demander une grâce qui leur fut poliment
refusée. Le soir, ce fut le tour des dames. Un meeting émaillé de mantilles
noires et de rebozos (écharpes) fièrement jetés sur de belles épaules se
présenta au quartier-général : les ambassadeurs en jupons parurent trop
dangereux, et la crainte de la séduction leur ferma les portes du chef
français, dont la réputation de galanterie subit un rude échec.
Le 28 au matin, au milieu d’un
océan de sombreros (chapeaux du pays en paille ou feutre à larges bords
chamarrés d’or ou d’argent, enrichis quelquefois de perles fines), l’arbre de
la place fut orné en grande pompe de deux cordes neuves. Ces sinistres
préparatifs furent le signal d’une démonstration sans exemple dans le pays. Une
foule de plus de quatre cents Mexicains déboucha devant la tente du colonel aux
cris mille fois répétés de vive l’intervention ! vive l’empereur des Français !
vivent les Français ! Ces hurrahs formidables, auxquels venait de se résigner
l’orgueil mexicain, touchèrent notre commandant, et grâce de la vie fut
accordée aux deux coquins. Ils l’avaient bien gagnée, car toute la population
venait de se compromettre décidément pour le nouvel ordre de choses. Aussi peu
à peu le vide se fit-il à cinq ou six lieues à la ronde de Medellin, qui
commença de respirer en paix par suite du pronunciamiento des afrancesados
(partisans des Français). Depuis quelque temps, le contingent espagnol avait
beaucoup grossi dans la contre-guérilla. Plusieurs mécontents, originaires de
La Havane, regrettaient le commandement plus facile de leur ancien chef
Stœklin. Un complot fut organisé : il avait pour but de massacrer dans la nuit
du 6 avril tous les officiers français, de s’emparer de la caisse et de passer
aux bandes ennemies avec armes et bagages. Deux Grecs dévoués, enrôlés depuis
la création du corps, anciens écumeurs de l’Archipel, surprirent le secret dans
une partie de monte où les têtes s’étaient échauffées en présence de gros
enjeux, et vinrent le livrer aussitôt à l’autorité. Le lendemain, dans la nuit
du 5 avril, trois Espagnols, les premiers fauteurs de la conspiration, furent
enlevés sans bruit, jetés aux ceps, et de là dirigés sur le fort de
Saint-Jean-d’Ulloa. Le silence fut gardé sur leur sort ; le mystère de leur
disparition subite frappa de terreur les autres conjurés, et tout rentra dans
l’ordre.
Le moment d’agir était revenu
cependant pour la contre-guérilla. Depuis quelques jours, la ville de Vera-Cruz
vivait dans l’appréhension continuelle d’une attaque. Le 6 avril, le camp du
chemin de fer de la Loma était assailli et détruit par la bande d’Honorato
Dominguez, renforcée de tous les pirates des environs, dont le nombre s’élevait
à près de trois cents. La dévastation des chantiers fut complète. La plume se
refuse à retracer les atrocités dignes des cannibales qui marquèrent l’invasion
de ces prétendus soldats de la liberté et de l’indépendance dans le camp des
travailleurs : des femmes furent éventrées ; le boulanger, surpris au moment ou
il pétrissait le pain, eut la tête tranchée à coups de machete, et les
bourreaux, ivres de liqueurs fortes et de pillage, continuèrent à pétrir
eux-mêmes la farine avec le sang de ce malheureux. Le 7 avril au soir, des
ordres arrivaient à Medellin. La contre-guérilla des terres chaudes devait
partir en toute hâte pour aller protéger les travaux de la voie ferrée, qu’il
fallait reprendre à tout prix. Le 8 au matin, elle se mit en route ; à midi, on
entrait à Jamapa, où la cavalerie mettait en déroute un parti de guérillas en
leur tuant quelques fuyards. C’était une troupe de lanceros nouvellement levés
: dans leur empressement à monter à cheval, ils oublièrent quelques lances,
sans doute trop incommodes pour la course.
Jamapa, centre assez important au
point de vue politique, décoré sur les cartes du nom pompeux de ville, est une
bourgade composée d’une trentaine de cases en bambou. C’était la résidence du
fameux Antonio Diaz, alcade, chef politique et militaire de tout ce
cantonnement. Sa correspondance fut saisie : on y trouva deux lettres de
l’alcade de Medellin qui donnèrent une triste opinion de la fidélité de ce
fonctionnaire, rallié en apparence à l’intervention. Jamapa a la forme d’une
bouteille allongée, large d’environ 70 mètres sur 250 de longueur. Le fond de
la bouteille est adossé au Rio-Jamapa. Le village, enveloppé de bois d’une
végétation tropicale, est traversé par deux sentiers en croix. Vers trois
heures du soir, un cri d’alerte est poussé par une grand’garde qui a failli
être enlevée : la chasse est lancée à travers halliers et broussailles. Ce sont
les lanceros qui ont fait un retour offensif. On les poursuit de près : depuis
une demi-heure, ils galopent à l’horizon à toute vitesses quelques efforts
encore, on va les atteindre, la pointe dans le dos. Soudain le cri : halte ! se
fait entendre chez les Français. Une immense barranra coupe le sentier ;
l’ennemi s’est dérobé par une autre route. Au bord du ravin se dresse une
grande tienda isolée. Les portes sont closes, on les enfonce. Quel spectacle
pour des cavaliers altérés ! Sur une vaste table de bois, trente-huit tasses de
café bien sucré fument encore. Sur le feu chante une grande marmite de riz
entremêlé de quartiers de volailles et de raisins secs. Le chiffre des lanceros
était donc clairement écrit sur la table ; c’étaient trente-huit convives que
l’on venait de mettre en fuite.
La position de Jamapa était
périlleuse à occuper après le soleil couché à cause de son épaisse ceinture de
broussailles. On y passai pourtant la nuit ; les sentinelles se cachèrent dans
les hautes herbes, de manière à tout entendre et découvrir sans être vues.
L’ordre fut donné de n’user que de l’arme blanche en cas d’attaque, et chacun
s’endormit jusqu’au matin. Le réveil fut éclairé par l’incendie du village
désert, qu’on livra aux flammes. Tous les ranchos rencontrés sur la route
jusqu’à la Tejeria eurent le même sort. Parmi les ranchos brûlés était celui de
Rodeo de Palmas. Dans son coral, on trouva suspendus à un arbre les crânes
blanchis de nos soldats égorgés à Rio-de-Piedras. Ces exécutions énergiques, si
même on ne les considère pas comme de justes représailles des horreurs de la
Loma, étaient nécessaires : la mauvaise saison approchait, et il fallait
enlever à l’ennemi tous les abris, qui lui sont aussi indispensables qu’aux
Européens pendant la saison de l’hivernage dans les terres chaudes.
A onze heures du matin, la
colonne débouchait à la Tejeria. Le 11 au soir, elle s’établissait au camp de
la Loma, près du chemin de fer. Le 12, avant le jour, on tombait déjà sur le
rancho de Mata-Mari a, à deux lieues de distance, où quinze guérilleros surpris
payaient de leur vie leur complicité dans l’attentat du 6 avril. Le Mexicain
Outrera, régisseur de la ferme, y était fait prisonnier. Il invoqua sa parenté
avec le colonel Figarero, chef d’une de nos contre-guérillas mexicaines ; mais
deux lettres dont il était porteur, signées par Honorato Dominguez et Marco
Heredia, qui commandaient les fameuses bandes, trahirent sa culpabilité et lui
ouvrirent les portes du fort Saint Jean-d’Ulloa. Dans le coral attenant à la
ferme, on eut la bonne fortune de mettre la main sur trente-sept chevaux, la
plupart sellés. Ils devaient servir à remonter la contre-guérilla et à combler
les vides opérés par les dernières, marches. Avant de rien tenter au loin, il
fallait surveiller les ateliers du chemin de fer qui étaient infestés de
bandits. Le directeur du camp des travailleurs de la Loma avait cru faire acte
d’habile politique en traitant avec de grands égards les chefs de guérillas. Il
avait été involontairement la première cause de la fameuse attaque du 6 avril
1863. La veille de cette attaque, il recevait à sa table Honorato Dominguez et
plusieurs de ses compagnons. On y sablait assez agréablement le champagne. Le
lendemain, les convives de la veille profitaient de la courte absence des
troupes pour mettre à feu et à sang les chantiers de leur amphitryon.
A cette époque, un changement
venait de s’opérer dans le commandement supérieur de Vera-Cruz. Ce cercle
important était confié à un officier d’une rare capacité : le colonel
Labrousse, homme de guerre qui avait appris son métier dans un long séjour en
Afrique [12], notamment à Laghouat, où il avait exercé la première autorité. Le
nouveau commandant de Vera-Cruz inaugura bien vite un système d’administration
qui, par des mesures énergiquement combinées avec la contre-guérilla placée
dans son ressort, ramena la sécurité sur le parcours de la Soledad. Les cachots
de Saint-Jean-d’Ulloa regorgèrent de vagabonds, de coupeurs de route, dont les
cours militaires avaient constaté les crimes ; les travaux malsains du port
firent justice d’un bon nombre de ces misérables. Des fractions désignées de la
contre-guérilla faisaient tour à tour sur tous les chemins et les marchés le
métier de gendarmerie volante, métier rendu plus facile par l’obligation
récemment décrétée du passe-port dûment légalisé chez les officiers français
placés à la tête des différents petits centres des terres chaudes.
Le 14 avril, un immense convoi
militaire, composé de munitions de guerre et de 4 millions en or destinés aux
troupes campées sous Puebla, se mit en route pour la Soledad. On parlait
vaguement d’une forte attaque de l’ennemi au Rio-de-Piedras, déjà célèbre par
la destruction d’un convoi en 1861. Pas un cavalier ne fut signalé sur les
crêtes, et la contre-guérilla, après avoir achevé son parcours d’escorte, rentra
sous bois dans la direction de Paso-Narangas (Pas-des-Oranges). Après un léger
engagement, on parvint le 16, à la tombée de la nuit, à un vaste carrefour
hanté par les bûcherons et les charbonniers. Un cours d’eau était tout près ;
les feux de cuisine furent bientôt allumés. La journée de marche avait été
accablante : l’étape poudreuse, inondée de lumière, avait fatigué les paupières
des marcheurs ; mais la pureté de l’atmosphère et le rayonnement de la voûte
céleste annonçaient pour le lendemain un ciel de plomb. Pour éviter les ardeurs
du jour, à minuit on leva le bivouac, en prenant la direction de
San-Juan-de-Istancia. La colonne s’engagea bientôt, sous les hautes futaies,
dont les toucans au bec démesuré et au plumage irisé troublaient seuls la solitude
par leur vol effarouché. Un tapis de feuilles mortes et légèrement humides
amortissait le bruit de la marche ; les mouches à feu voltigeaient dans l’ombre
en traçant leur sillon de lumière. Les impressions ressenties sous ces arceaux
de verdure étaient vraiment d’une singulière douceur. Après une heure de
marche, on fit la première halte. Soudain, dans le calme des bois, s’élevèrent
les accents d’une musique pleine de langueur et de folie tour à tour. Chacun
rêvait déjà aux enchantements de la forêt d’Armide ; mais le charme fut bientôt
rompu. On part au pas de course ; la fusillade éclate, les avanzadas des
guérillas jettent le cri d’alarme. Aussitôt brusque changement à vue comme dans
un ballet d’opéra. Une immense tienda, richement illuminée, contenant des
vivres préparés pour plus de deux cents hommes, apparaît dans la clairière :
c’est une salle de bal. Une vingtaine de joyeuses filles, presque toutes
jolies, faisaient les honneurs de la fête si violemment troublée. Abandonnées
par leurs valseurs mis en fuite, elles réservent un charmant accueil aux
Français au retour de la poursuite. L’arrière-salle regorgeait de provisions de
toute nature. C’était l’entrepôt des bandits. De ce rendez-vous général situé à
6 kilomètres de la route de Vera-Cruz et nommé la Cañada, ils épiaient nos
convois et les attaquaient dans les occasions favorables. Une demi-heure fut
accordée aux femmes galantes pour charger leur butin sur leurs épaules, et le
repaire avec son mobilier et ses ballots de soieries enlevés aux négociants des
hauts plateaux fut livré aux flammes. Seuls les instruments de musique avaient
été épargnés par le feu, car une heure s’était à peine écoulée qu’un modeste
concert préludait dans la broussaille, à une centaine de mètres du bivouac.
Sans doute les danseuses s’étaient attardées en chemin et avaient tourné la
tête en arrière, comme Eve disant adieu au paradis perdu. Il faut l’avouer pour
leur excuse, les bandits, quoique aimables, étaient déjà fort loin, et puis la
contre-guérilla comptait dans son sein quelques virtuoses distingués aussi bien
que des talents chorégraphiques connus jadis au quartier latin.
Aux premiers rayons du soleil, on
se remit en route. L’un des trompettes, marchant en tête, emportait sur son
cheval la plus jolie de ces Mexicaines, touchée sans doute du talent musical de
son chevalier errant. La menace de la prison décida le vainqueur à se séparer
de sa conquête. Vers huit heures du matin, on entrait à San-Juan-de-Istancia,
belle hacienda bâtie en granit rouge et qui appartenait au général Zenobio,
l’un de nos plus ardents ennemis. Cent cinquante guérilleros y étaient
cantonnés la veille, mais ils avaient pris la route de la montagne à la vue des
flammes qui dévoraient la Cañada. San-Juan subit le même sort ; les murs
calcinés restèrent debout pour raconter un jour l’histoire des terres chaudes.
L’église seule fut épargnée. Les vases sacrés et les ornements venaient d’être
enlevés par les fuyards, qui, en se retirant, avaient mis le feu a des monceaux
de maïs. On rentrait à huit heures du soir au camp du chemin de fer, et la
lecture du courrier d’Europe arrivé le matin fît oublier la fatigue.
Cette petite sortie eut
l’avantage de refouler au loin les bandits, qui, privés de leurs abris
d’hivernage et de leurs magasins de vivres, furent obligés de se retirer à six
lieues plus loin. Depuis cette époque du reste jusqu’à l’attaque du train de
chemin de fer où succomba le brave commandant Ligier, ils ne tentèrent plus
d’incursion sérieuse entre la Soledad et Vera-Cruz. Quelques jours après, on
détruisit le Rancho-Espinal, grande ferme située sur la gauche de la route de
la mer à la Soledad, et qui de son côté jouait le même rôle que la Cañada.
Jusqu’à la fin du mois d’avril,
les courses nombreuses opérées dans les environs de la ligne ferrée prouvèrent
que l’ennemi s’était lassé ; mais ce long séjour de la Loma avait été ruineux
pour la cavalerie. Chaque jour, les chevaux faisaient cinq lieues pour aller à
l’abreuvoir, et le maïs, complètement avarié par les charançons, eût été une
maigre pitance, si à chaque sortie les cavaliers, armés de faucilles, n’avaient
ramassé des provisions de vert et de roseaux. Le 1er mai, l’administration du
chemin de fer se transporta, pour les besoins de l’exploitation, à la Pulga,
camp occupé encore le printemps dernier par cette héroïque troupe d’égyptiens
qui, par sa tenue et sa discipline, honore son pays [13]. Le 1er mai, la
contre-guérilla allait s’établir à la Soledad. Dès l’installation de la
contre-guérilla française à la Soledad, un nouveau rôle allait commencer pour
elle. Après avoir jusque-là vécu presque indépendante, elle allait occuper le
même bivouac que les compagnies de la légion étrangère, composées aussi de
soldats venus de tous les coins de l’Europe pour servir sous le drapeau de la
France. Ses mouvements seraient de plus en plus subordonnés aux opérations de
l’armée régulière, dont elle assurerait les communications avec la Vera-Cruz en
escortant les convois de vivres ou d’armes, et en faisant une guerre sans merci
aux bandits des terres chaudes. Dans ce bourg de la Soledad, dont le nom
rappelle une tentative diplomatique restée sans résultat, la troupe arrivée de
Medellin allait connaître la vie des camps sous une forme à la fois plus large
et plus sévère.
Quelques mois auparavant, la
Soledad était un misérable pueblo (village), formé de quelques maisons en
plâtre peintes à la détrempe en rouge ou en bleu, couvertes de chaume et à
moitié détruites. A droite, sur les rives escarpées du Jamapa, s’élevait une
petite église en bois, blanchie à la chaux. Un peu en avant, la posada,
délabrée et sale comme les auberges mexicaines, se décorait du nom de casa de
las diligencias (maison des diligences), pour attirer les voyageurs amenés
chaque jour par les voitures de Vera-Cruz, d’affreux véhicules rouges d’origine
américaine, où, grâce aux cahots, au soleil et à la poussière, on endurait tous
les supplices de la question. Sur la place du marché, déserte comme le village,
on voyait encore plantés en terre les débris des parasols de palmier qui
servaient d’abri pendant les fortes chaleurs aux Indiens vendant les produits
de leurs jardins. Tous ces détails, qui donnaient à la Soledad une physionomie
si humble et si rustique, avaient à peu près disparu au mois de mai 1863, et la
petite bourgade offrait dès cette époque toute l’animation d’un poste
militaire. Un fortin bien armé dominait les environs. Au bord du Jamapa,
l’administration française avait installé son hôpital, si nécessaire aux
nombreuses victimes des terres chaudes laissées en arrière par les régiments et
les détachements qui montaient successivement sur les hauts plateaux. En face
s’étaient établis les magasins de ravitaillement ; çà et là, sous les grands
arbres, les soldats avaient planté leurs tentes, et dans le lointain, caché
sous les bosquets de verdure, les postes avancés surveillaient les routes,
sillonnées par les attelages et les troupeaux de mules des arrieros emportant
les approvisionnements de l’armée à Orizaba. La contre-guérilla devait trouver
à la Soledad l’occasion de montrer qu’elle ne manquait pas plus de patience que
de bravoure. Aux courses lointaines et rapides, aux excursions dans des régions
inconnues, succédait le service de patrouilles et d’escortes. Le siège de
Puebla avançait : le 8 mai, le combat de San-Lorenzo, si brillamment livré par
le général Bazaine, mettait en déroute les forces du général Comonfort, qui
tenaient la campagne autour de la place. L’armée d’Ortega, renfermée dans ses
positions, perdait tout espoir de secours en voyant son convoi de
ravitaillement tomber entre les mains des assiégeans. Pour arriver à ce
résultat, le quartier-général avait appelé à lui, en les faisant remonter sur
les plateaux, une partie des détachements laissés en arrière pour la protection
de nos communications avec la mer. De plus le commandant Bruat, de la marine
impériale, était descendu du cerro San-Juan avec une force respectable et un
gros convoi pour chercher en toute hâte à Vera-Cruz de nouveaux moyens de
destruction plus puissants, les canons rayés de 30 de la flotte. Les terres
chaudes, par suite de tous ces mouvements de troupes, étaient moins solidement
occupées, et pourtant il fallait à tout prix défendre la route de la Soledad
dans les deux directions de la mer et des montagnes. La contre-guérilla eut
ainsi sa part de surveillance sur les deux routes.
Le 8 mai au soir, un grand convoi
d’artillerie, remontant de Vera-Cruz et composé de quatre-vingt-quatre voitures
chargées de matériel et de munitions, arrivait à la Soledad. Des charrettes du
commerce et près de deux mille mulets, portant les provisions des cantiniers
civils, s’étaient joints au convoi militaire. Le bruit courait que les «
libéraux » avaient résolu de tenter une diversion en faveur de Puebla en
attaquant le convoi dans les terres chaudes, où les broussailles sont plus propices
aux surprises. Toutes les guérillas et les troupes régulières de Huatusco et
Tehuacan [14] devaient l’assaillir en même temps entre Palo-Verde et les pentes
boisées du Chiquihuite, Les précautions nécessaires furent prises. Le 9 mai au
matin, tout se mit en route sous les ordres du colonel de la contre-guérilla,
qui formait l’escorte, avec six compagnies d’infanterie et deux obusiers de
montagne. Le coup d’œil était curieux. Sur la route sinueuse de la Soledad au
Chiquihuite, les éclaireurs marchaient sous-bois à plus d’une lieue sur les
deux flancs. Les hauteurs dénudées de Palo-Verde et de tous les points
culminans se couronnaient successivement de troupes prêtes à se porter en tête
ou en queue du convoi, qui marchait lentement, mais convenablement massé. Les
lourds chariots soulevaient des nuages de poussière. Les arrieros, armés de
leurs longs fouets, montés sur le limonier de gauche, tout en causant avec
leurs femmes assises nonchalamment sur le timon, la cigarette aux lèvres ou la
face voilée comme les Mauresques, conduisaient leurs douze mules à grandes
guides, et parfois, les lançant au trot, les dirigeaient dans les ornières avec
autant d’élégance que de sûreté. Sur le flanc de la colonne, les majordomes aux
vestes de cuir brodées d’argent et aux riches sombreros passaient au galop,
excitant les retardataires de leurs cris aigus : macho ! (mulet), mille fois
répétés. On s’attendait à une chaude attaque, et le voyage cependant s’acheva
sans encombre. A six heures du soir, les feux de bivouac s’allumaient à
Paso-Ancho [15] ; l’ennemi n’avait pas donné signe de vie. Le 10 mai, le
Chiquihuite était heureusement atteint, et après un jour de repos la
contre-guérilla rentrait à la Soledad, où presque aussitôt ses rangs se
grossirent d’une centaine de nouveaux engagés volontaires.
Les libérés français de tous les régiments
faisant partie de l’expédition du Mexique, renvoyés dans leurs foyers, avaient
gagné Vera-Cruz. Ils étaient impatiens de se rembarquer pour l’Europe ; mais la
date du départ des navires de l’état, attendus en rade ou retenus par les
exigences du service, n’était pas certaine. Les congédiés, lassés par
l’oisiveté, attirés par la solde élevée de 30 piastres (150 francs) accordée
par mois à la troupe du colonel Du Pin en terres chaudes, signèrent des engagements
d’un an. Ce fut là le premier élément de discipline militaire dont s’enrichit
la contre-guérilla, et qui lui promit pour l’avenir de véritables recrues. En
effet, depuis cette époque, l’exemple fut suivi par bon nombre des libérés descendant
des plateaux, et le recrutement fut désormais assuré.
Jusqu’à cette époque, les troupes
de la contre-guérilla avaient manqué d’uniformes. Comme dans les armées de la
première république française, chaque soldat prenait le vêtement qu’il pouvait
se procurer selon ses moyens, quand il n’avait pas recours à la razzia. Sous
tous les rapports, cette irrégularité était préjudiciable à la discipline du
corps, à son bon ordre sous la tente et à son amour-propre au feu, car dans
l’armée le costume a une immense influence et joue un grand rôle, grâce à la
responsabilité du numéro de l’arme et à l’émulation. Cet état de choses cessa
heureusement. De nombreuses caisses d’habillements et de chaussures arrivant
des ateliers de France furent débarquées à la Soledad ; Dès lors la tenue se
composa de grands chapeaux de paille du pays à larges bords, de pelisses en
drap rouge, à tresses noires et à boutons de cuivre, de ceintures rouges, de
pantalons de toile, de grandes bottes à l’écuyère pour les cavaliers, de souliers
et de guêtres pour l’infanterie. A partir de ce moment, les Mexicains
désignèrent nos guérilleros sous le nom de colorados (les rouges). La
contre-guérilla n’avait pas été la première à recevoir un surnom. Après le
combat d’Atlisco, livré en mai 1863, à douze lieues de Puebla, par le 3e
chasseurs d’Afrique, les cavaliers de Porphirio Diaz, devenu plus tard le héros
d’Oajaca, avaient laissé aux chasseurs, dont les sabres les avaient cruellement
maltraités, le titre glorieux de carniceros azules (les bouchers bleus).
Puebla venait cependant de
succomber. L’armée faite prisonnière avait été en grande partie incorporée dans
les rangs de la division du général Marquez, notre allié depuis l’ouverture des
hostilités. Quant aux officiers mexicains, leur internement en France et à la
Martinique avait été décidé ; ils se mirent en route pour l’Europe vers la fin
de mai. Pendant leur séjour à Orizaba, au mépris de leur capitulation, une
grande partie d’entre eux, leur général en chef Ortega en tête, parvint à
s’échapper. Au point de vue de l’honneur militaire comme au point de vue du
devoir, le général Ortega commit une grosse faute. La France était assez
généreuse pour lui faire un accueil exceptionnel. Sa défense l’avait honoré, sa
fuite produisit une triste impression : l’insuccès de sa campagne de
recrutement entreprise plus tard aux États-Unis a dû le lui prouver. Pour les
officiers, l’idée d’un exil à la Martinique les avait glacés de terreur. Mille
fables absurdes se débitaient parmi eux sur les tortures qui les attendaient
dans notre colonie des Antilles. Beaucoup de ces officiers improvisés, galonnés
sur toutes les coutures, manquaient d’éducation et trahissaient leur ignorance
par une crédulité ridicule. Quoi qu’il en soit, le convoi de prisonniers
mexicains repartit fort diminué d’Orizaba, et les chefs d’escorte eurent
mission de redoubler de surveillance. La contre-guérilla reçut de son côté
l’ordre de monter le 4 juin à Paso-Ancho, pour recevoir le convoi et
l’accompagner à la Soledad.
Les Mexicains échappés d’Orizaba
s’étaient enfuis dans toutes les directions des terres chaudes. Tlaliscoya sur
la gauche et Huatusco sur la droite étaient leurs points de ralliement. Un peu
plus à droite, les juaristes avaient réoccupé la ville de Jalapa, traversée en
janvier 1863 par la division Bazaine. Le 1er juin, les Indiens, en venant au
marché de la Soledad, signalèrent des mouvements de bandes ennemies dans
plusieurs directions. Le colonel Gomez était sorti de Tlaliscoya, qui avait
fait un nouveau pronunciamiento contre l’intervention, avec de l’infanterie et
deux cents chevaux, pour inquiéter le flanc droit du convoi de prisonniers. La
contre-guérilla partit le soir à marches forcées pour attaquer Gomez, en
décrivant à travers les bois un demi-cercle vers Paso-Ancho, lieu de
rendez-vous assigné pour le 4 juin.
Toute la nuit on marcha. Les renseignements
recueillis en route apprenaient que l’ennemi s’était concentré à la Catalana.
On fit donc une diversion de ce côté. A mesure qu’on avançait, on surprenait de
petits groupes de cavaliers qui se ralliaient vers ce dernier point, et qui,
serrés de trop près par les contre-guérillas, se jetaient dans la broussaille
en abandonnant leurs chevaux. Cette façon de se dérober en guerre est commune
aux Mexicains, qui, sitôt qu’ils sont hors d’atteinte, remplacent aisément la
monture abandonnée en attrapant, à l’aide du lasso [16], les chevaux sauvages,
toujours nombreux dans les bois. Vers le lever du soleil, on n’était plus qu’à
quatre lieues de la Catalana ; mais un ruisseau, le rio del Estero, barrait la
route. Le lit vaseux du rio était impraticable : les bêtes enfonçaient jusqu’au
poitrail le long de la berge trompeuse, cachée par les bambous et les volubilis
en fleur. Il fallut se rabattre sur Paso-Ancho, où, le 4 juin au soir, la contre-guérilla
reçut enfin la garde des officiers mexicains de Puebla, qui arrivèrent le 6 à
la Soledad, sans avoir été secourus par leurs compagnons d’armes.
Le 12 juin, une grande nouvelle,
apportée par la diligence de Puebla, dont les voyageurs avaient été dévalisés
sur le parcours de Cordova, se répandit dans le petit camp de la Soledad. Grâce
à une marche rapide, l’armée française avait escaladé le Popocatepetl [17]
malgré les amas d’arbres jetés sur la route par les libéraux battant en
retraite, et était entrée à Mexico sans coup férir. Bien des imaginations ce
jour-là traversèrent l’Océan et revirent la France. La guerre n’était-elle pas
terminée du coup ? La fuite de Juarès ne le frappait-elle pas de déchéance ou
d’impuissance définitive aux yeux mêmes de ses fidèles ? Les bandes des terres
chaudes, découragées par ce dernier abandon, n’allaient-elles pas déposer les
armes ? Les illusions furent de courte durée, car les régions comprises entre
la Vera-Cruz et la Soledad recommencèrent à remuer. Néanmoins la prise de
Mexico rendit plus de liberté aux chefs de nos postes militaires. En outre il
devenait plus facile de soumettre les rebelles, grâce à l’arrivée de la saison
de l’hivernage, où les abris sont nécessaires aux habitans, qui ne peuvent
résister en plein air aux aguaceros, avalanches d’eau qui s’abattent sur le
Mexique depuis le mois de juin. Les bras étaient nécessaires aux semailles du
maïs, et, pour éviter la famine, le Mexicain des terres chaudes devait rester
attaché à son sol durant le temps des travaux agricoles.
A peine la nouvelle de l’entrée à
Mexico fut-elle confirmée, que la contre-guérilla leva le camp. Une expédition
sur la ville juariste de Cotastla venait d’être décidée. Cent cavaliers et cent
trente fantassins se mirent en route au soleil couchant. San-Miguel, à quatre
lieues de la Soledad, fut la première étape. Non loin de San-Miguel, il y avait
un village nommé Cueva-Pintada (la caverne bigarrée), connue par le concours
prêté à des massacres qui avaient enlevé à la légion étrangère une de ses
compagnies au mémorable combat de Camaron [18]. On marcha sur ce village, et
malgré les coups de fusil d’un gros parti de cavaliers qui s’était retiré
derrière une vaste barranca pour surprendre la colonne, la Cueva-Pintada fut
réduite en cendres. Les propriétaires des maisons qui recélaient les effets
enlevés aux victimes de Camaron furent emmenés prisonniers. Après un tel
exemple, on crut pouvoir obtenir la reddition volontaire de Cotastla. Une
lettre du colonel Du Pin plaça le commandant de cette place, don Hilario
Osorio, dans la nécessité de choisir entre l’amnistie la plus large pour le
passé ou une guerre à outrance. Une femme servit de courrier. Le lendemain,
l’intrépide amazone, montée sur un bel étalon, amenait au camp le plénipotentiaire
d’Osorio, qui acceptait l’amnistie. La colonne se dirigea aussitôt sur
Cotastla. L’Atoyac, grossi par les pluies de l’hivernage, était effrayant dans
sa course, et roulait avec bruit des blocs de rochers détachés de la montagne.
Malgré d’immenses difficultés, toute la troupe, après quelques pertes de
chevaux entraînés par le torrent, termina son passage à la lueur de grandes
branches résineuses allumées sur la berge. Le curé, entouré d’Indiennes
chargées d’enfants qu’elles portaient sur les reins enroulés dans un pli du
rebozo, attendait le chef français sur la rive. On pénétra dans la ville ; elle
était déserte. Sur la place, un débit de liqueurs tenu par un Espagnol était
seul ouvert.
Cotastla est la plus ancienne
ville des terres chaudes, qu’elle domine politiquement. Une centaine de maisons
de bambous, une chapelle délabrée, une maison de pierre, une fontaine tarie et
un marché couvert en chaume, flanqué de quatre ou cinq bancs de maçonnerie
peints en rouge, voilà cette ville. Comme tous les centres de la zone du
littoral, elle est bordée de bois et forme presque entonnoir, grâce aux
mamelons et aux gorges d’aspect sauvage dont elle est cernée. L’isolement de
Cotastla, sa sombre ceinture de broussailles presque impénétrables, le silence
de la ville et l’absence de tous les hommes qui avaient évacué les maisons pour
courir au large, conseillaient des mesures de prudence pour la nuit. On
n’alluma pas de feux de bivouac, et les cavaliers couchèrent sur la place à la
tête de leurs chevaux, la bride passée dans le bras. Vers le 15 juin, dans la
soirée, des Indiens porteurs de dindes et de grandes jattes pleines de graisse
vinrent s’installer près du marché. Ils avaient tout l’air, à voir leurs yeux
inquiets, d’émissaires chargés d’examiner les allures des Français et de
s’assurer de leurs bonnes dispositions, ils demandèrent en échange de leurs
marchandises des prix fabuleux qui furent payés intégralement. Ce dernier
procédé leur sembla de bon augure, et quand ils se retirèrent le soir, riches
de piastres facilement gagnées, ils firent un adieu cordial. Le 16, avant les
premières lueurs du matin, les maisons de Cotastla s’animèrent, et le chef
Osorio, précédé par le curé, suivi de tous les notables, se présenta chez le
commandant français pour le remercier d’avoir épargné sa femme et ses filles,
restées dans la ville. Une allocution des plus conciliantes adressée par le
chef de la contre-guérilla à l’alcade offrant sa soumission fit bon effet sur
les assistants. Le lendemain, la population, avisée de la conduite des
Français, rentrait en masse. Un marché considérable étalait sur la place tous
les fruits des terres chaudes. Les approvisionnements pour la troupe
abondaient, et la concurrence, en face des piastres bien sonnantes, avait créé
des tarifs raisonnables [19]. A midi, dans la salle et sous les arcades de la
municipalité, tous les habitans se réunirent d’eux-mêmes pour nommer un nouvel
alcade. Le nom d’Osorio était dans toutes les bouches, sur l’avis même de
l’autorité française ; mais le chef mexicain, avec une grande loyauté, déclara,
séance tenante, « qu’il refusait pareil honneur, ses convictions libérales
étant contraires à l’intervention ; » il ajouta « qu’il avait engagé sa parole
de soldat de ne plus servir contre les Français. » Il tint parole. Le vote fut
favorable à l’ancien alcade, don Juan Dominguez, que Cotastla s’était donné
avant le débarquement des flottes alliées. Le 18 juin, un banquet réunit les
fonctionnaires et les notables de Cotastla aux officiers de la contre-
guérilla. On jura fidélité aux ordres du général en chef, et le soir on se
sépara.
Aussitôt après la prise de
Cotastla, la colonne expéditionnaire reçut l’ordre de se rendre à Cordova, où
elle devait se remonter en chevaux. Au moment du départ, un habitant de
Cotastla eut à se plaindre de mauvais traitements exercés sur lui par un
colorado. Justice fut rendue. Le coupable fut condamné aux ceps. La ville
s’était engagée à le ramener à Cordovadès qu’il aurait subi sa peine ; elle
tint sa promesse : quelques jours après, une bande d’habitants armés sortit de
Cotastla pour ramener le soldat brutal à Cordova avec les plus grands égards.
La marche sur Cordova ne fut
guère favorisée au début. Les premières journées (19 et 20 juin) furent
marquées par des pluies torrentielles. Tous les ruisseaux étaient gonflés, et
les chemins de traverse étaient défoncés ou changés en lacs. Un seul incident
fut à noter dans ces deux jours, — la visite de la colonne en marche à un curé
qui avait fait échapper devant notre cavalerie des partisans mexicains réunis
au rancho de San-Juan de la Punta. Cet excellent ecclésiastique, décrié à dix
lieues à la ronde, tenait boutique de liqueurs, et, tout en les débitant à un
prix élevé, chaque samedi il grisait les guérillas, qu’il dépouillait ensuite
de leur argent dans une partie de monte. La séance de jeu durait deux ou trois
jours de suite. Le curé reçut le sage avis de renoncer à son commerce, de moins
fréquenter les guérillas, et de travailler à sa propre conversion avant de
songer à celle de ses paroissiens.
Un des plus beaux spectacles des
terres chaudes, c’est le panorama de la montagne du Chiquihuite. On arrive au
pont jeté sur le torrent du même nom après avoir traversé une région aride et
monotone. Une fois le pont franchi, on voit l’horizon bleuâtre, fuyant dans les
gorges de la forêt vierge du Chiquihuite, se parer de teintes merveilleuses,
blanchi parfois par les vapeurs qui s’élèvent légèrement des bois. La route,
taillée dans le roc, gravit le flanc de la montagne. Le torrent roule avec
fracas ses eaux glaciales et limpides, qui s’en vont jaillissant de cascade en
cascade à l’ombre des cocotiers et des bambous. Partout c’est un splendide
fouillis de verdure et de fleurs, où se donnent rendez-vous les plus brillans
oiseaux de la création, depuis l’oiseau-mouche jusqu’au guacamayas (gros
perroquet) à la queue traînante. Le touriste qui s’arrête au haut de la pente
pour reprendre haleine peut jeter un regard en arrière : de là il découvre,
quand les terres chaudes ne sont pas voilées de brouillards, trente lieues de
pays jusqu’aux bords du golfe du Mexique.
La grande route, qui monte assez
rapidement du Chiquihuite à Cordova, est par les beaux temps d’un parcours
facile. On a quitté à peine les terres chaudes, on est déjà en terre tempérée.
Sur les penchans des montagnes, arrosées par de nombreuses sources, fleurissent
les caféiers aux baies rougissantes, — dans les bas-fonds les bananiers, — à
mi-pente les plantations de coton. Le chemin de Cordova serpente dans les bois.
A une lieue de la ville se dresse, comme une sentinelle avancée, un roc
volcanique, couronné d’arbres magnifiques, qui commande le défilé. C’était
jadis le refuge de tous les bandits, qu’il était impossible d’y poursuivre sous
les énormes blocs de pierre qu’ils faisaient rouler pour leur défense.
Le 20 juin, un peu après midi
(c’est toujours vers trois heures que les orages commencent à gronder dans le
ciel du Mexique), une pluie torrentielle inondait la vallée de Cordova. Les
échos du tonnerre roulaient majestueusement de montagne en montagne. Cavaliers
et fantassins étaient trempés jusqu’aux os, et les chevaux, aveuglés par
l’averse, avançaient avec peine sur la route où, l’été dernier encore, dans des
circonstances pareilles, on a vu se noyer des mulets avec leur charge. Enfin
apparut à un détour du chemin la garrita de Cordova. La garrrita, peinte en
rouge et en blanc, est le bureau d’octroi et de douane placé à un kilomètre de
chaque ville, que les contrebandiers savent si bien éviter, grâce à la
complicité payée des agens. C’est un bâtiment à trois ou quatre arcades.
Au-dessus et au centre se détache l’écusson national, qui porte l’aigle du
Mexique reposant sur des feuilles de nopal et écrasant un serpent dans son bec
et ses serres. Un quart d’heure après, la contre-guérilla, passant à travers les
attelages embourbés dont la route était encombrée, entrait à Cordova, on elle
séjourna, pour se reposer de ses rudes fatigues, jusqu’au 25 juin.
Cordova, la première ville après
Vera-Cruz que le voyageur rencontre sur la route de Mexico, est admirablement
située en terre tempérée. Le climat, quoique toujours imprégné d’une chaleur
humide pendant l’hivernage, est agréable le reste de l’année. De rians jardins,
désertés encore en 1863, entourent la ville, exceptée du côté d’Orizaba, où
elle est dominée par les bois. Elle compte aujourd’hui deux ou trois mille âmes
; elle en comptait douze mille avant les dernières révolutions. Un des
principaux habitants, riche à millions, grâce à ses caféières, qui couvrent
tout le flanc droit de la montagne, profita du séjour des officiers français
pour les inviter à une petite fête de famille. Après être allé faire ses études
de droit et de médecine en France, malgré sa grosse fortune il était revenu au
pays natal tenir une petite boutique d’épiceries. Dans son salon d’une élégance
toute mexicaine, il y avait quatre pendules dorées ; pas une ne marquait
l’heure. Les huit jeunes filles de la maison chantèrent au piano, le fils
accompagna ses sœurs sur la flûte. Le concert se termina par une distribution
de tasses de chocolat toujours admirablement préparé au Mexique, où les
indigènes font une immense consommation de cacao, et de grands verres d’eau
glacée. Les femmes, dont plusieurs étaient jolies, bien parées, quoique ne
portant pas de bas [20], couvertes de magnifiques cheveux épars sur leurs
épaules, fumaient la cigarette assises en rond, et leurs petites lèvres aux
dents blanches laissèrent échapper après la collation, selon l’habitude du
pays, ces légers bruits du gosier que l’urbanité française condamne, mais qui
sont très bien reçus par les Espagnols et les Arabes quand ils veulent faire
honneur à leurs convives ou à leurs hôtes. La meilleure société de Mexico a
plus tard, au contact des officiers français légèrement surpris, modifié cette
coutume un peu primitive.
V
Cinq jours de repos passés à
Cordova furent utiles à la contre-guérilla. Pendant ce temps, elle fit les
préparatifs nécessaires pour mener à bonne fin diverses opérations projetées
contre deux villes juaristes, Coscomatepec et Huatusco. En cas de succès, la tournée
devait durer deux ou trois semaines. Le 25 juin, après le coucher de la lune,
la colonne expéditionnaire se mit en route, forte de cent cavaliers et de cent
fantassins, éclairés par la petite contre-guérilla mexicaine de Cordova du
commandant Vasquez, ralliée à nos armes. Après une heure de marche, on
rencontra une barranca d’une immense profondeur, mais si étroite que le son
arrivait d’une berge à l’autre. Une partie de l’infanterie, baïonnette au
canon, s’engagea dans les pentes rapides et sinueuses au gouffre, dont les
siècles ont creusé le lit souterrain, ravagé par les eaux. La cavalerie mit
pied à terre, et malgré tous les éboulements de cailloux croulans sous les fers
des chevaux, on parvint à l’autre pente, pleine de difficultés dans les escarpements.
A mi-chemin, l’infanterie se massa sans bruit ; trois quien viva (qui vive !)
pleins d’angoisse furent lancés dans l’espace. Le silence seul répondit. Les
fantassins grimpaient toujours. Un cri d’alerte fut poussé. Une vaste barricade
dominant le défilé s’éclaira de mille lueurs, et malgré les décharges de
mousqueterie plongeante, la barricade, abordée de front, fut enlevée. Les
défenseurs, poursuivis pendant trois kilomètres jusqu’au village de Tomatlan,
laissant bonne partie des leurs massacrés à l’arme blanche, s’enfuirent dans
les bois après une résistance qui leur coûta cher. La contre-guérilla éprouva
aussi quelques pertes : le sergent-major de l’infanterie eut le ventre traversé
d’une horrible blessure. Il était temps d’arriver à Tomatlan ; ce village,
quelques jours auparavant, s’était rallié à l’intervention. Le soir même, des contingents
de Huatusco faisaient irruption sur ce petit centre en criant vengeance.
L’engagement de nuit l’avait sauvé du pillage. Le 26, on arrivait à
Coscomatepec [21] sans combat. La population ne bougea point. Le préfet
politique et militaire, à qui on avait offert l’amnistie, avait refusé de
traiter avec los invasores (les envahisseurs) ; il était parti. L’attitude de
ce fonctionnaire avait heureusement désorganisé la défense.
Toutes ces contrées comprises
entre Cordova, Jalapa et Perote [22] sont radicalement hostiles à l’étranger.
Aussi la soumission de la ville de Huatusco était-elle d’une importance
capitale pour la sécurité des terres chaudes ; mais avec une poignée d’hommes,
à dix-huit lieues de Cordova, l’entreprise était périlleuse, d’autant plus qu’à
partir de Coscomatepec, tous les points en arrière étaient occupés par les
forces libérales. La colonne n’en partit pas moins, elle traversa de jour une
seconde barranca ; plusieurs légères escarmouches eurent lieu dans le trajet,
mais les lanceros [23] se retirèrent de hauteur en hauteur, lâchant toujours
pied. A quelque distance de Huatusco, ils prirent le trot et disparurent à
l’horizon. Vers midi, la colonne entrait à Huatusco au son de toutes les
cloches. Au Mexique, tous les partis vainqueurs ont l’honneur du repique
(carillon des cloches) : cela est de fondation ; il n’y aurait pas de triomphe
complet sans une série de carillons déchirans pour les oreilles les moins
délicates. Les rues et les places de la ville étaient absolument désertes. La
population féminine, entassée dans l’église, priait et tremblait. Le curé,
entouré de cinq ou six étrangers qui demandaient aussi protection au saint
lieu, attendaient dans la sacristie. L’alcade s’était enfui avec tous les
hommes en état déporter les armes ; la population fut invitée à nommer le 29 un
nouvel alcade, et une proclamation fut affichée sur les murs pour rassurer les
habitans sur leur sort et celui de leurs biens. Le même soir, l’avant-garde des
libéraux, sortis en masse de Jalapa et Perote pour défendre Huatuseo menacé,
avait déjà fait son apparition à Elotepec, village indien distant de la ville
de 40 kilomètres. Huatuco était trop vaste pour être défendu par une petite
troupe, grâce à ses jardins ouverts sur toutes les faces. Le seul moyen
d’arrêter le mouvement de l’ennemi était d’aller l’attaquer avant que ses rangs
fussent trop compactes. Dans la nuit du 28 juin, deux officiers de fortune
renommés dans la contre-guérilla pour leur hardiesse et leur sang-froid, Sudrie
et Perret, bravant les mauvais chemins et les difficultés des pentes,
tentèrent, à la tête d’un détachement d’élite, un vigoureux coup de main sur
les avant-postes ennemis qu’ils culbutèrent. La rencontre, qui eut lieu à
l’arme blanche au ravin nommé barranca del Diabolo sous les rayons de la lune,
fut sanglante. Cet heureux fait d’armes, qui coûta trente-cinq tués et
quarante-six blessés aux libéraux, retarda leur projet d’assaut sur Huatusco. Le
29 juin, l’élection de l’alcade accusa clairement l’esprit d’hostilité de cette
ville ; les électeurs furent peu empressés, et les candidats nommés refusèrent
tous l’honneur dangereux de s’allier à la cause française. En présence de
semblables dispositions et devant les forces qui grossissaient à Elotepec, on
dut évacuer la place, et, malgré les prières d’une partie de la population
désespérée, la contre-guérilla rentra dans Coscomatepec, où deux compagnies du
7e de ligne étaient venues appuyer la colonne. Malgré tous les motifs
plausibles qui conseillaient l’abandon de Huatusco, cette opération ainsi
terminée fut une faute. Huatusco était un point important dont on savait la
population en hostilité ouverte avec les idées françaises. Il valait mieux ne pas
y entrer, si on ne devait pas s’y maintenir. Cette manière d’opérer, trop
souvent répétée dans la guerre du Mexique en 1863 et 1864, n’a servi qu’à
prolonger la résistance de plusieurs centres importants.
A peine l’évacuation de Huatusco
était-elle accomplie, que les libéraux vinrent l’occuper avec deux pièces
d’artillerie, et s’y livrèrent à toute sorte d’excès. La barranca qui traverse
Coscomatepec fut solidement fortifiée par six cents soldats réguliers, et le
quartier-général du chef Gamacho s’établit au rancho de Tlaltingo, qui domine
la barranca et en commande la sortie. La contre-guérilla française envoya en
hâte un détachement chercher des renforts à la Soledad, et, ainsi affaiblie,
s’installa, faisant face à l’ennemi, à Coscomatepec, où elle éleva des ouvrages
de défense. Les quatre rues débouchant aux angles de la place furent coupées et
barricadées. L’église de Coscomatepec, où l’on accumula les munitions, l’eau et
les vivres pour dix jours de résistance, devint un formidable réduit. Sa vaste
terrasse, protégée par des rangs superposés d’adobes (tuiles du pays en terre
séchée au soleil), et sa tour carrée, qui sert de mirador, (observatoire) se
couvrirent de tireurs embusqués, dont les projectiles menaçaient la plaine.
Quelques heureuses sorties, grâce à la grande portée de nos carabines,
refroidirent un peu l’ardeur de l’ennemi. Le drapeau rouge qui flottait à 1,800
mètres au-dessus du quartier-général de Tlaltingo servit souvent de point de
mire aux balles des contre-guérillas, quand l’état-major ennemi se mettait en
observation autour du rancho, ou quand la cavalerie des libéraux venait y
parader. Le 16 juillet enfin, deux compagnies du 7e de ligne vinrent à
Coscomatepec relever la contre-guérilla, qui se rendit à Orizaba pour rentrer
le 21 juillet au camp de la Soledad. Une lettre du général en chef,
complimentant la contre-guérilla sur sa conduite malgré l’inutile tentative sur
Huatusco, décida le 12 juillet sa réorganisation. Le colonel Du Pin et le
commandant supérieur de Vera-Cruz devaient arrêter immédiatement la nouvelle
composition du corps et la soumettre à la sanction du quartier-général à
Mexico.
A ce moment, les populations de
l’état de Vera-Cruz semblaient presque pacifiées. Sous les pluies de
l’hivernage, le maïs avait grandi, le temps des semailles avait rendu les
rebelles moins turbulents ; mais vers la fin de juillet, époque à laquelle les
cultures n’ont plus besoin des bras des travailleurs, de nouveaux indices de mouvements
hostiles éclatèrent dans les terres chaudes et les terres tempérées. Presque
toutes les villes avaient entendu l’appel de deux chefs de bandes, Milan et
Cuellar, dont la cavalerie était considérable, et qui dominaient tout le pays
jusqu’à la position de Puente-Nacional [24]. Pendant une opération combinée
entre les commandans supérieurs de Vera-Cruz et d’Orizaba pour enfermer les
libéraux dans un cercle de fer et réoccuper Huatusco, la contre-guérilla reçut
ordre de se porter à San-Miguel, d’où ses reconnaissances protégeraient
efficacement la ville de Cotastla, restée fidèle, et que menaçait un parti
ennemi ; mais presque aussitôt une mission plus urgente obligea la
contre-guérilla, relevée de ses positions, à se rendre à marches forcées sur la
Soledad. Un convoi de 12 millions de francs destinés à l’armée française,
entrée à Mexico, montait à Cordova, et une forte escorte était nécessaire. Le
15 juillet, ce convoi, suivi de deux compagnies du train d’artillerie arrivant
de France avec un bon nombre d’équipages, se mit en route, protégé par la
contre-guérilla et deux compagnies du 7e de ligne. Pendant une journée de
marche jusqu’à Camaron, Honorato Dominguez, à la tête de six cents guérilleros
mexicains, déroba sa marche sous-bois, dans l’espoir de trouver une occasion
favorable. A la vue des précautions prises, il renonça à son projet
d’enlèvement. Pourtant les difficultés immenses du trajet eussent dû l’amorcer,
car les routes étaient complètement défoncées, les boues arrêtaient les
chariots, et mille fois, surtout depuis le Chiquihuite jusqu’à Cordova, il
fallut tripler les attelages pour les retirer des cloaques et des fossés où ils
versaient. Le 21 août, le convoi entrait sain et sauf à Cordova, d’où la
contre-guérilla redescendit vers la Soledad. A peine était-elle revenue à son
ancien campement, que la nouvelle de la dévastation de Cotastla par les bandes
de Tlaliscoya et de Passo-Santa-Anna parvint au colonel. L’alcade Dominguez
avait pris la fuite, plusieurs fonctionnaires avaient été pendus, et les
maisons des gens compromis étaient incendiées. Cotastla fut réoccupée aussitôt
par deux compagnies de la légion étrangère. Après avoir fait le service
d’escorte et de convoi jusqu’au 20 septembre, après avoir rendu bonne justice à
plusieurs bandits tombés dans ses ambuscades, la contre-guérilla reçut l’ordre
de quitter la Soledad pour s’établir au village de Camaron. Elle ne put laisser
qu’un faible détachement au camp qu’elle allait quitter.
Les travaux du chemin de fer de
Vera-Cruz à Mexico, tant de fois repris et abandonnés depuis dix ans, étaient
l’objet de la préoccupation de l’autorité française, car de la rapidité de ces
constructions dépendaient la facilite des transports nécessaires à l’armée et
la salubrité des divers détachements envoyés en terre chaude, ou à Vera-Cruz
même, pour faire monter les convois jusqu’à Orizaba. Cette entreprise avait
malheureusement rencontré d’immenses difficultés. Sans compter l’ardeur du
soleil, les miasmes qui frappaient les travailleurs, les attaques continuelles
des guérillas avaient plus d’une fois éloignée les bras des ateliers. Le plus
grand obstacle du tracé venait au reste de la hauteur des berges du Jamapa, que
la voie ferrée devait traverser près de la Soledad. Le tablier de l’ancien
pont, brûlé par les libéraux, était en reconstruction, et au-dessus du nouveau
tablier, destiné aux voitures et aux piétons, commençaient à se dresser les
échafaudages nécessaires à la superposition d’un hardi viaduc. Les remblais
s’étaient élevés à leur tour sur la rive droite, et les terrassemens de la
Soledad au Chiquihuite avaient été entrepris. C’est alors que la
contre-guérilla dut se rendre à Camaron, à 20 kilomètres de la Soledad, pour
protéger les nouveaux chantiers. Elle s’y installa le 19 septembre.
Camaron ne comptait plus qu’une
maison à longue façade, à rez-de-chaussée et à cour intérieure sur le côté
droit de la route. C’est derrière les murs de cette maison que s’étaient
abrités les libéraux pour l’attaque de la compagnie de la légion étrangère
retranchée dans les deux maisons situées en face, de l’autre côté du chemin.
Aujourd’hui les rails de la voie ferrée traversent les fondations des deux
maisons, détruites par l’incendie qu’y alluma l’ennemi. A quelques mètres de là
se dresse une croix élevée sur la tombe des soldats de la légion étrangère
massacrés le 2 mai 1863. Le premier travail de la contre-guérilla fut de
fortifier le poste de Camaron. Des parapets en terre et en pierre furent
construits pour abriter les défenseurs en cas de surprise. L’entrée principale
fut couverte par un talus et des tonneaux remplis de terre. Les bois trop
voisins furent coupés dans un rayon de plusieurs hectares pour dégager le
terrain, mettre le quartier à l’abri de l’incendie, et pour allumer les feux de
bivouac par les nuits humides. A peine les contre-guérillas y furent-ils
installés que des maisons de bois s’y élevèrent par enchantement. A l’exemple
de la Soledad, qui était devenue un gros bourg, et qui plus tard reçut de
l’empereur Maximilien, à son débarquement, le nom de « Villa-Maréchal, » en
souvenir des services rendus par le commandant supérieur de ce nom, Camaron se
changea en un village animé. En un clin d’œil, les cantiniers, les maîtres de
café, presque tous Américains d’origine, les Indiens des environs, y
accoururent avec leurs marchandises, leurs liqueurs et leurs fruits. Tout
d’ailleurs était hors de prix, et de simples cabanes, couvertes de grandes
herbes du pays apportées à dos de mulet par les indigènes, construites en
planches à peine rabotées et en pieux mal équarris, coûtèrent à leurs
propriétaires 2 et 300 piastres (1,000 ou 1,500 francs) ; mais chaque
industriel savait que la prochaine station de la voie ferrée après l’achèvement
du pont de la Soledad s’arrêterait à Camaron, et que les voyageurs, trop
heureux d’y trouver un morceau de pain et un toit de chaume, paieraient leur
halte à prix d’or. Camaron offrait vraiment le coup d’œil de ces colonies nées
d’hier dans les forêts vierges de l’Amérique du Nord sous la cognée des
Yankees. Pendant l’hivernage, la chaleur est torride à Camaron ; les partisans
français construisirent eux-mêmes de grands abris aérés pour les chevaux, qui
souvent périssent d’insolation à cette époque, s’ils ne sont pas protégés par
la fraîcheur des bois et le feuillage des arbres.
Dès les premiers jours de son
installation à Camaron, un détachement de la contre-guérilla eut un sérieux
engagement. Un convoi parti de la Soledad pour ce nouveau poste militaire, où
il amenait trois voitures de provisions, du matériel pour le génie et les
ouvriers du chemin de fer, s’était mis en route escorté de cinq fantassins et
de vingt-deux cavaliers. A deux lieues de la Soledad, cette poignée d’hommes,
trompés par les renseignements des Indiens et croyant la route sûre, s’engagea
dans un fourré près de Loma Alta. Tout d’un coup, la guérilla du bandit
Honorato Dominguez, suivie d’un escadron régulier sorti de Jalapa, entoura les
malheureux en les accablant d’injures. Une lutte désespérée, où le chef du
détachement fut tué du premier coup, commença entre les trois cents cavaliers
et les vingt-six contre-guérillas. Les cinq fantassins, formés en petit carré,
marchaient adossés les uns aux autres. L’un d’eux, le sergent Soliman, ancien
turco, d’une force et d’une bravoure herculéennes, faisait le vide autour de
lui en portant de terribles coups de crosse. Malgré tout, il tomba, ils
tombèrent tous ; mais leurs corps étaient entourés de plus d’un cadavre ennemi.
Les cavaliers, aveuglés par les lances et les coups de feu des Mexicains,
chargèrent à plusieurs reprises. A chaque rencontre, ils étaient décimés. Deux
seulement purent se faire jour par une trouée sanglante. L’un de ces cavaliers,
nommé Abila, de la Martinique, se traîna dans les broussailles jusqu’à la
Soledad, où il arriva la tête hachée d’un coup de sabre et l’épaule droite
fracassée. Il a cependant survécu à ses blessures.
Une des incursions de la
contre-guérilla donna lieu à une scène émouvante. Dans une course faite du côté
de Cotastla, qui réclamait sans cesse l’appui des Français, fut fait prisonnier
un certain Molina au moment où il facilitait la fuite des guérillas réunies
dans sa tienda en coupant avec un machete les longes des chevaux attachés au
coral pour hâter le départ des cavaliers surpris. La boutique de Molina servait
de repaire à tous les bandits, qui y apportaient leur part de butin. Molina
était connu comme très riche ; il achetait aux bandits les dépouilles des
convois enlevés, les payait à vil prix, et les faisait revendre le plus cher
possible sur les marchés de Vera-Cruz et d’Orizaba. On fouilla sa maison ; des
lettres significatives établirent sa complicité avec les juaristes. Le colonel
Du Pin condamna Molina et l’un de ses parens, son complice reconnu, à être
fusillés séance tenante. La femme de Molina était présente à l’arrêt, elle
demanda grâce ; mais le colonel ne pouvait l’accorder, et les deux coupables
tombèrent sous ses yeux. Elle resta froide et impassible. La troupe se remit en
route. Lorsque le colonel Du Pin fut à cheval, la femme de Molina se campa
fièrement devant sa monture, et, la main levée, lui cria : « Avant huit jours,
colonel, tu mourras ! » puis elle disparût, éclatant en sanglots.
Le 29 septembre, le colonel se
rendit à Vera-Cruz pour y toucher la solde de sa troupe à l’intendance. Le 1er
octobre au matin, il repartait en secret pour la Soledad. Il avait eu soin
d’annoncer à haute voix la veille son départ par le train de deux heures du
soir. Le même jour, à trois heures, le train du chemin de fer tombait, au
milieu des bois de la Pulga, dans une affreuse embuscade. La locomotive était
renversée sur les rails ; les voitures s’entassaient les unes sur les autres.
Du haut des deux berges de la voie ferrée, les guérillas mexicaines faisaient
un feu plongeant sur les wagons et les voyageurs. La cavalerie ennemie
débouchait des deux côtés de la voie. Le chef de bataillon Ligier, commandant
supérieur de la Soledad, fut tué. Égyptiens et Français résistèrent
héroïquement : mais il resta sur place beaucoup de blessés et de cadavres. Les
blessés recueillis le soir racontaient que partout éclatait ce cri de vengeance
lorsque les guérillas fouillaient les corps : donde es este misérable Du Pin ?
(où donc est ce misérable Du Pin ?). La veuve de Molina n’avait rien épargné,
on le voit, pour réaliser ses menaces. Cette attaque, dit-on, lui coûta une
somme considérable.
Les ressources étaient rares à
Camaron. L’administration militaire n’avait pu encore y installer les magasins
où la contre-guérilla devait prendre des denrées contre remboursement. Chaque
jour, nos hommes, obligés de se suffire, montaient à cheval, et tout en donnant
la chasse aux bandits, chassaient les taureaux sauvages. Quand la course
devenait trop périlleuse, à la vue des guérillas toujours en éveil, on jetait
par terre les animaux essoufflés qu’on dépeçait dans la broussaille, et chaque
cavalier rapportait un quartier de viande saignante attaché sur le devant de sa
selle.
Telles étaient les fatigues et
les émotions de la contre-guérilla française dans les premiers jours de
l’automne de 1864 au bivouac de Camaron, quand on apprit que le général Bazaine
venait d’être promu au commandement en chef de l’armée du Mexique. C’était pour
la contre-guérilla une nouvelle ère qui allait commencer.
Cte E. DE KÉRATRY.
Autres unités qui formèrent leurs propres unités de contre-guérilla, légion, turcos, etc...
↑ Voyez, sur les bachi-bozoucks
de la Dobrutscha, la Revue du 15 octobre 1859.
↑ Pic très élevé qui se dresse en
avant de Puebla.
↑ Ville située en avant de
Puebla.
↑ Enceinte palissée pour les
animaux.
↑ Habitations rurales.
↑ Ainsi nommés à cause de leurs
taches de lèpre.
↑ Tlaliscoya est une vieille
ville espagnole qui exerce une grande influence politique sur les localités
voisines.
↑ Grandes rafales venant du nord
qui désolent trop souvent la plage de Vera-Cruz.
↑ Le machete est un grand couteau
à large lame fortement emmanchée.
↑ Ce cavalier, nommé Dumont, a
donné depuis trois ans mille preuves de dévouement et d’audace ; il est
aujourd’hui officier dans la contre-guérilla.
↑ Après quelques mois de
campagne, les régimens comptaient vingt indisponibles sur cent. C’est à peine
si la contre-guérilla française en a jamais compté cinq sur cent.
↑ Le colonel Labrousse avait le
droit de rêver une brillante carrière. Hélas ! quelques mois après, le vomito
comptait une victime de plus. La marine et l’armée, pas plus que les services
administratifs et financiers, n’oublieront les sables de Sacrificios et le
campo-santo de Vera-Cruz, car elles peuvent appeler avec orgueil ces deux
campos-santos les champs d’honneur du dévouement et du devoir.
↑ Depuis 1863, date de leur
arrivée au Mexique à titre d’auxiliaires, ces braves enfans du désert africain
ont eu le cœur aussi vaillant devant le feu que devant les fièvres, et les
services qu’ils renflent dans les postes les plus malsains des terres chaudes
ont droit à la gratitude du Mexique et de la France. Leur costume tout blanc,
d’une exquise propreté, est bien connu dans l’état de Vera-Cruz, et inspire une
grande terreur aux bandes mexicaines.
↑ Villes juaristes situées l’une
au nord, l’autre au sud de la route de Mexico, à une vingtaine de lieues dans
l’intérieur des terres chaudes.
↑ Gite d’étape sur la route de
Puebla.
↑ On le sait, le lasso est une
grande corde tressée en cuir ou en fil d’aloès, terminée par un nœud coulant
destiné à saisir l’animal qu’on poursuit à la course.
↑ Le pic le pus élevé du Mexique,
qui domine d’un coté la vallée de Puebla et de l’autre celle de Mexico.
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