samedi 30 juin 2012

COMPRENDRE LA GUERRE DE SÉCESSION


Docteur en histoire, Farid AMEUR est spécialiste des Etats-Unis. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La Guerre de Sécession (PUF, 2004), La victoire ou la mort !, Les derniers jours de Fort Alamo (Larousse, 2007), Le Ku Klux Klan (Larousse, 2009), Sitting Bull, héros de la résistance indienne (Larousse, 2010) et Philippe d'Orléans, comte de Paris, Voyage en Amérique, 1861-1862. un prince française dans la guerre de Sécession (Perrin, 2011).





ENTRETIEN AVEC FARID AMEUR, COMPRENDRE LA GUERRE DE SÉCESSION

« Beaucoup de gens s’imaginent que les nordistes ont pris les armes pour débarrasser leur pays de la plaie de l’esclavage. C’est inexact. »

Le traumatisme de la guerre de Sécession est-il encore perceptible aux États-Unis ?

Tout à fait. Depuis maintenant cent cinquante ans, cette tragédie tient une place particulière dans la mémoire collective. C’est le seul conflit qui ait opposé des Américains à d’autres Américains. Et si l’on regarde de près, les cicatrices ne sont pas totalement effacées. Le traumatisme est encore palpable dans certains états du Sud, comme le Mississippi, l’Alabama et l’Arkansas, où persistent violence, pauvreté et tensions raciales. Par bravade, nombre de sudistes continuent à appeler « Yankees » leurs compatriotes du Nord. Surveillés de près par le FBI, des extrémistes se regroupent dans des organisations patriotiques, des clubs de tir et des sociétés secrètes comme le Ku Klux Klan. L’occasion, pour eux, d’évoquer avec nostalgie la civilisation esclavagiste du Sud, de brandir le drapeau confédéré à tous crins et d’entretenir le mythe de la « cause perdue ». Bref, un héritage encombrant avec lequel les autorités publiques ont parfois du mal à composer.

La victoire d’Abraham Lincoln à l’élection présidentielle de 1860 qui entraîne une première sécession de sept états du Sud est-elle un premier pas vers la guerre ?

Les sudistes ont fait un procès d’intention à Abraham Lincoln. Son élection a créé une onde de choc dans le Sud. La victoire du candidat républicain, un parti fondé en 1854 et porté par le Nord, y a été ressentie comme une menace à l’égard des propriétaires d’esclaves. La répartition géographique des suffrages, d’ailleurs, a clairement démontré que nordistes et sudistes empruntaient des voies irréconciliables. Malgré ses positions modérées, Lincoln, qui a bénéficié des divisions du Parti démocrate, s’est vu l’élu d’une partie de la nation, celle vivant dans le Nord et l’Ouest. À cette époque, le nouveau président entrait en fonction le 4 mars, soit quatre mois après son élection. Ce délai a été habilement mis à profit par les sécessionnistes pour organiser une levée de boucliers. Le 20 décembre 1860, la Caroline du Sud a été la première à franchir le pas décisif en proclamant l’Union dissoute. Dans un climat d’exaltation populaire, la rébellion s’est alors étendue à la majorité des états esclavagistes. En février 1861, lorsque la Confédération prend forme, elle compte déjà sept états. Au total, elle en rassemblera onze, de la Virginie au Texas. Mais, contrairement à une idée reçue, les Américains espéraient éviter de recourir aux armes. Une conférence de la paix s’est d’abord tenue, sans succès, à Washington. Jefferson Davis, le président des états confédérés, a répété que les sudistes désiraient avant tout que le gouvernement fédéral les « laisse en paix ». De son côté, Lincoln a lancé des paroles d’apaisement, de conciliation et des appels à la fraternité lors de son discours inaugural. Mais aucun terrain d’entente n’était possible…

Quel événement va finalement mettre le feu aux poudres ?

Le bombardement de Fort Sumter, un bastion fédéral situé à l’entrée de la baie de Charleston, en Caroline du Sud. Fidèle à l’Union, le commandant de la garnison avait refusé d’évacuer cette position stratégique. Le 12 avril 1861, les canons confédérés ont commencé à tonner. Cet acte d’hostilité a aussitôt précipité le pays dans la guerre civile. L’opinion nordiste a été indignée de l’insulte faite à la bannière étoilée. Elle a crié à la trahison et réclamé un châtiment exemplaire. En apprenant la nouvelle, le président Lincoln s’est résigné à choisir la manière forte pour faire respecter l’autorité du gouvernement national. Personne ne pouvait alors imaginer que la lutte allait durer quatre ans !

Les états du Sud étaient-ils, par tradition, plus indépendantistes, refusant la tutelle d’un gouvernement fédéral ?

Sans aucun doute. En 1832, la Caroline du Sud avait déjà menacé de faire sécession pour protester contre le vote d’un tarif protectionniste qui affectait son économie exportatrice. D’une manière générale, les sudistes s’enorgueillissaient de leur civilisation agrarienne et patricienne, ce « Dixieland » qu’il jugeait supérieur à l’Amérique des affaires, de l’industrie et du profit que symbolisait le Nord. Ils étaient farouchement attachés à leurs particularismes locaux et aux droits des états. Mais il faut préciser qu’au milieu du XIXe siècle, le sentiment national est encore embryonnaire aux États-Unis. On se sentait orléanais, louisianais et sudiste avant d’être un Américain.

La sécession prend-elle en réalité ses racines dans l’histoire des États-Unis, dès l’indépendance du pays ?

La guerre civile est un pur produit de l’histoire américaine. À vrai dire, elle est le fruit d’un demi-siècle de rivalités internes. Le contraste était frappant entre le Nord, fer de lance de l’industrie et du progrès, où l’on prônait des vertus égalitaristes, et le Sud, terre d’élection d’une société patriarcale et agrarienne fondée sur l’institution de l’esclavage. Deux mondes les opposaient. Ce clivage n’a fait que s’accentuer au fil des années car il existait entre eux un antagonisme de mœurs, d’instincts, mais aussi d’intérêts. Sur le plan économique, les divergences étaient nettes entre le protectionnisme préconisé par le Nord et le libre-échange réclamé par le Sud pour favoriser ses exportations de coton, sa principale source de production et de richesse. Surtout, les tensions se sont cristallisées autour de la question de l’esclavage. Au-delà du débat moral, celle-ci est devenue peu à peu un problème politique à mesure que s’est développé le mouvement d’expansion vers l’Ouest. Très vite, les planteurs du Sud et les fermiers libres du Nord se sont disputés la possession de ces terres réputées riches et fertiles. En partie parce que la culture du coton épuise les sols, les sudistes voulaient y exporter le modèle de la plantation, donc le système esclavagiste, ce qui portait directement atteinte aux intérêts politiques et économiques du Nord. À trois reprises, le gouvernement fédéral a recouru à des compromis pour contenter les deux parties. Mais ils n’ont apporté qu’un équilibre précaire. Le mal était trop profond. Dans le Kansas, notamment, une guérilla sanglante a opposé des propriétaires d’esclaves à des colons antiesclavagistes. Ce fut une sorte de préambule à la guerre civile…

L’abolition de l’esclavage est-elle le seul but idéologique de cette guerre ?

Beaucoup de gens s’imaginent que les nordistes ont pris les armes pour débarrasser leur pays de la plaie de l’esclavage. C’est inexact. Dès le début, Lincoln a refusé d’apparenter sa politique à une sainte croisade pour libérer les esclaves. Il l’a dit et répété. Son objectif dans cette lutte est de restaurer l’Union, non de sauver ou de détruire l’esclavage, ne serait-ce que pour rassurer les états esclavagistes qui n’ont pas fait sécession. À ses yeux, les sudistes ont porté sur la Constitution une main parricide, et la guerre devait servir à préserver les acquis de la révolution américaine. La sécession remettait en cause la pérennité de la nation, son idéal de bonheur et de prospérité. Sur la question de l’esclavage, Lincoln a avancé ses pions à pas comptés. À mesure que s’est prolongée la résistance du Sud, il en est venu à se montrer opportuniste. Sa politique s’explique autant par ses convictions personnelles que par la pression exercée par les radicaux du Parti républicain, encore que des mobiles de politique étrangère soient entrés en considération. Le 1er janvier 1863, il a signé l’acte d’émancipation des esclaves, ce qui a donné une nouvelle dimension à la lutte. À compter de cette date, la cause de l’Union était aussi celle de l'abolition de l’esclavage…

On a du mal à comprendre encore aujourd’hui que l’esclavage ait été autorisé dans un pays qui prône les libertés. Comment l’expliquer ?

L’esclavage est un legs du passé. Chose singulière, il est presque aussi ancien sur le sol américain que la colonisation britannique puisque les premiers esclaves ont débarqué dans le port de Jamestown, en Virginie, en 1619. En 1787, les Pères de la Constitution américaine ont été unanimes pour dénoncer l’horreur de la condition servile et ils ont bien songé à abolir l’esclavage, qui leur paraissait incompatible avec les idéaux exposés dans la Déclaration d’indépendance. Mais ils n’ont rien fait d’autre que de prescrire la suppression de la traite à partir de 1808, pensant que cela signifierait son arrêt de mort. Tout au contraire, l’esclavage a pris un essor imprévu dans les états du Sud au début du XIXe siècle avec le développement de la culture du coton. À la veille de la guerre de Sécession, il y a presque 4 millions d’esclaves dans le Sud. Les sudistes, qu’ils possédaient ou non des esclaves, étaient attachés à ce qu’ils désignaient pudiquement sous le nom d’ « institution particulière ». Les propriétaires avaient besoin de cette main-d’œuvre servile pour accroître le rendement des récoltes. Ceux qui n’en possédaient pas se raccrochaient aux privilèges que leur conférait leur couleur de peau. Et, contrairement à ce que l’on croit, peu de nordistes adhéraient aux thèses abolitionnistes et étaient encore moins tentés par le militantisme antiesclavagiste. Entre le Nord et le Sud, l’esclavage était plus un problème politique qu’un débat moral.

La bataille de Gettysburg au début de juillet 1863 où le général Lee est défait par les forces de l’Union marque-t-elle un tournant de la guerre ?

Bien sûr. Le général Lee voulait porter un coup décisif en envahissant la Pennsylvanie et, de là, menacer Washington par le Nord. Lancées à sa poursuite, les forces de l’Union l’ont obligé à livrer bataille sur un terrain qu’il n’avait pas choisi. Après trois jours de combats, Lee perd environ le tiers de ses troupes… Cette défaite a condamné le Sud à une stratégie plus défensive sur le front de l’Est. Inversement, du côté nordiste, la victoire a été célébrée en grande pompe, d’autant qu’elle est intervenue après une série de revers… L’été 1863 est décisif également sur le front de l’Ouest. Le 4 juillet 1863, le général Grant a obtenu la reddition de la citadelle de Vicksburg, sur le Mississippi, succès d’une importance cruciale dans la mesure où il a coupé la Confédération en deux et octroyé aux nordistes la navigation intégrale sur le grand fleuve. L’Union était aux portes du Vieux Sud…

Cette guerre, sur le terrain, oppose-t-elle la force numérique du Nord aux stratèges du Sud ?

Oui, en quelque sorte. Le Sud comptait dans ses rangs de brillants stratèges, tels que Lee, Jackson, Stuart, Longstreet et Beauregard. Presque toujours en infériorité numérique, ils ont su remporter de belles victoires et prolonger la résistance pendant quatre ans. Mais les Unionistes n’ont pas été en reste. Les soldats nordistes étaient aussi valeureux que leurs adversaires. Lincoln, malheureux dans ses premiers choix, a fini par trouver la perle rare pour conduire l’armée fédérale en la personne du général Grant. Ses principaux lieutenants ont été aussi à la hauteur de la situation pour inverser la tendance et tirer plein avantage de la supériorité de leurs moyens humains et matériels. Sur le front de l’Ouest, Sherman a mené une guerre de dévastation qui a affaibli le ressort moral des Sudistes. En Virginie, la cavalerie de Sheridan a mené d’importantes opérations de harcèlement pour détruire les communications adverses. La ténacité a fini par prendre le dessus sur le talent…

Comment expliquer cette guerre dans la guerre à laquelle on assiste à l’ouest du Mississippi, qui est également le théâtre de massacres atroces perpétrés entre autres par William Quantrill ou William Anderson au nom de la Confédération !

Au début des hostilités, le mouvement sécessionniste n’a pas réussi à gagner ces états frontaliers, notamment le Kentucky et le Missouri, où l’esclavage était légal. Le Kansas, tout près, n’avait pas encore le statut d’état fédéré, mais les mêmes divisions y avaient cours. Ces territoires sont restés fidèles à l’Union, mais une partie de la population n’a pas caché ses sympathies pour la cause rebelle, si bien que les deux camps y recrutaient des volontaires. De plus, les routes y étaient rares et peu sûres, tout comme les villes. Très nombreux dans l’armée fédérale, les immigrants allemands s’étaient fait connaître pour leurs penchants abolitionnistes et étaient la cible des pro-esclavagistes. De vieilles inimitiés ont refait surface… Sur ce théâtre des opérations, la guerre a donné lieu à des règlements de comptes entre voisins. Des bandes de partisans ont vu le jour. Dans le Missouri, en particulier, une terrible guérilla a fait rage entre les Bushwackers, ces francs-tireurs confédérés chez lesquels le jeune Jesse James fait ses premières armes, et les Jayhawkers, ces sympathisants de l’Union tout aussi enclin à la maraude et au pillage. Une véritable école pratique de banditisme pour nombre de futurs hors-la-loi…

Dans quel état cette guerre de Sécession laisse-t-elle les États-Unis sur le plan humain, économique, politique et social ?

Le pays sort exsangue de ces quatre années de lutte. Environ 620 000 Américains, peut-être plus d’après des estimations récentes, ont payé de leur vie l’expérience de la guerre civile, soit 2,5 % de la population totale. En moyenne, un combattant sur cinq a été tué. C’est sans compter les blessés, invalides et mutilés dont le nombre est difficile à évaluer. Plus touché proportionnellement, le Sud a perdu 20 % de sa population active. La marche des armées et l’intensité des combats ont réduit les états sécessionnistes en cendres. Richmond, Atlanta et Savannah, pour ne citer que quelques exemples, ont été livrés aux flammes. La reconstruction nationale a été rendue plus difficile par la disparition brutale de Lincoln, assassiné dans un théâtre de Washington le 14 avril 1865, seulement cinq jours après la capitulation du général Lee… Pour veiller au maintien de l’ordre et garantir aux Noirs leurs nouveaux droits, le gouvernement fédéral a écarté les anciens dirigeants rebelles des affaires publiques et appliqué la loi martiale, au grand dam des sudistes, rendus amers par le poids de la défaite et la suppression de l’esclavage, institution sur lequel reposait tout leur édifice socio-économique. Il a fallu attendre 1877 pour que les dernières troupes fédérales d’occupation quittent le Sud. Cela n’a pas résolu tous les problèmes. La rancœur est restée vive. Ce n’est qu’en 1941, pour vous donner un exemple, que les habitants de Vicksburg, dans le Mississippi, hissent à nouveau la bannière étoilée pour les festivités du 4 juillet. Les ratés de la Reconstruction ont favorisé l’éclosion d’un climat de violence endémique et de tensions sociales. Les ravages de la guerre ont condamné les Etats du Sud à un sous-développement tenace dont ils ne sont sortis, pour la plupart, qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, suite aux travaux entrepris dans le bassin du Mississippi, l’exploitation du gaz et du pétrole dans le golfe du Mexique et, enfin, la migration des Américains vers la Sun Belt. Surtout, l’abolition de l’esclavage n’a pas réglé la question raciale. En 1896, la Cour suprême, par l’arrêt Plessy versus Ferguson, a reconnu la légalité des lois discriminatives que les Blancs conservateurs du Sud avaient remis, peu à peu, au goût du jour pour rétablir l’ancien ordre social. La désagrégation a été un long processus. Elle a durablement marqué les mémoires. Malgré les garanties constitutionnelles fédérales, les Noirs américains devront patienter jusque dans les années 1960, sous la présidence de Lyndon Johnson, pour conquérir, enfin, la plénitude de leurs droits civiques.

Malgré l’épisode traumatisant qu’a été la guerre de Sécession pour tous les Américains, signifie-t-elle la naissance d’une nation enfin unie ?

Absolument. La guerre a servi à cimenter la nation américaine. En assurant la pérennité de l’Union, elle a préservé les fondements d’un pays dont Alexis de Tocqueville avait prédit l’essor. Cette expérience macabre a constitué les Américains en un peuple uni, conscient de vivre une aventure commune. Ce qui revient à dire qu’on peut parler, à juste titre, d’une deuxième naissance des États-Unis.



Propos recueillis pas Nicolas Valiadis

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