Docteur en histoire, Farid AMEUR
est spécialiste des Etats-Unis. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont La
Guerre de Sécession (PUF, 2004), La victoire ou la mort !, Les derniers jours
de Fort Alamo (Larousse, 2007), Le Ku Klux Klan (Larousse, 2009), Sitting Bull,
héros de la résistance indienne (Larousse, 2010) et Philippe d'Orléans, comte
de Paris, Voyage en Amérique, 1861-1862. un prince française dans la guerre de
Sécession (Perrin, 2011).
ENTRETIEN AVEC FARID AMEUR,
COMPRENDRE LA GUERRE DE SÉCESSION
« Beaucoup de gens s’imaginent
que les nordistes ont pris les armes pour débarrasser leur pays de la plaie de
l’esclavage. C’est inexact. »
Le traumatisme de la guerre de
Sécession est-il encore perceptible aux États-Unis ?
Tout à fait. Depuis maintenant
cent cinquante ans, cette tragédie tient une place particulière dans la mémoire
collective. C’est le seul conflit qui ait opposé des Américains à d’autres
Américains. Et si l’on regarde de près, les cicatrices ne sont pas totalement
effacées. Le traumatisme est encore palpable dans certains états du Sud, comme
le Mississippi, l’Alabama et l’Arkansas, où persistent violence, pauvreté et
tensions raciales. Par bravade, nombre de sudistes continuent à appeler «
Yankees » leurs compatriotes du Nord. Surveillés de près par le FBI, des
extrémistes se regroupent dans des organisations patriotiques, des clubs de tir
et des sociétés secrètes comme le Ku Klux Klan. L’occasion, pour eux, d’évoquer
avec nostalgie la civilisation esclavagiste du Sud, de brandir le drapeau
confédéré à tous crins et d’entretenir le mythe de la « cause perdue ». Bref,
un héritage encombrant avec lequel les autorités publiques ont parfois du mal à
composer.
La victoire d’Abraham Lincoln à
l’élection présidentielle de 1860 qui entraîne une première sécession de sept
états du Sud est-elle un premier pas vers la guerre ?
Les sudistes ont fait un procès
d’intention à Abraham Lincoln. Son élection a créé une onde de choc dans le
Sud. La victoire du candidat républicain, un parti fondé en 1854 et porté par
le Nord, y a été ressentie comme une menace à l’égard des propriétaires
d’esclaves. La répartition géographique des suffrages, d’ailleurs, a clairement
démontré que nordistes et sudistes empruntaient des voies irréconciliables.
Malgré ses positions modérées, Lincoln, qui a bénéficié des divisions du Parti
démocrate, s’est vu l’élu d’une partie de la nation, celle vivant dans le Nord
et l’Ouest. À cette époque, le nouveau président entrait en fonction le 4 mars,
soit quatre mois après son élection. Ce délai a été habilement mis à profit par
les sécessionnistes pour organiser une levée de boucliers. Le 20 décembre 1860,
la Caroline du Sud a été la première à franchir le pas décisif en proclamant
l’Union dissoute. Dans un climat d’exaltation populaire, la rébellion s’est
alors étendue à la majorité des états esclavagistes. En février 1861, lorsque
la Confédération prend forme, elle compte déjà sept états. Au total, elle en
rassemblera onze, de la Virginie au Texas. Mais, contrairement à une idée
reçue, les Américains espéraient éviter de recourir aux armes. Une conférence
de la paix s’est d’abord tenue, sans succès, à Washington. Jefferson Davis, le
président des états confédérés, a répété que les sudistes désiraient avant tout
que le gouvernement fédéral les « laisse en paix ». De son côté, Lincoln a
lancé des paroles d’apaisement, de conciliation et des appels à la fraternité
lors de son discours inaugural. Mais aucun terrain d’entente n’était possible…
Quel événement va finalement
mettre le feu aux poudres ?
Le bombardement de Fort Sumter,
un bastion fédéral situé à l’entrée de la baie de Charleston, en Caroline du
Sud. Fidèle à l’Union, le commandant de la garnison avait refusé d’évacuer
cette position stratégique. Le 12 avril 1861, les canons confédérés ont
commencé à tonner. Cet acte d’hostilité a aussitôt précipité le pays dans la
guerre civile. L’opinion nordiste a été indignée de l’insulte faite à la
bannière étoilée. Elle a crié à la trahison et réclamé un châtiment exemplaire.
En apprenant la nouvelle, le président Lincoln s’est résigné à choisir la
manière forte pour faire respecter l’autorité du gouvernement national.
Personne ne pouvait alors imaginer que la lutte allait durer quatre ans !
Les états du Sud étaient-ils, par
tradition, plus indépendantistes, refusant la tutelle d’un gouvernement fédéral
?
Sans aucun doute. En 1832, la
Caroline du Sud avait déjà menacé de faire sécession pour protester contre le
vote d’un tarif protectionniste qui affectait son économie exportatrice. D’une
manière générale, les sudistes s’enorgueillissaient de leur civilisation
agrarienne et patricienne, ce « Dixieland » qu’il jugeait supérieur à
l’Amérique des affaires, de l’industrie et du profit que symbolisait le Nord.
Ils étaient farouchement attachés à leurs particularismes locaux et aux droits
des états. Mais il faut préciser qu’au milieu du XIXe siècle, le sentiment
national est encore embryonnaire aux États-Unis. On se sentait orléanais,
louisianais et sudiste avant d’être un Américain.
La sécession prend-elle en
réalité ses racines dans l’histoire des États-Unis, dès l’indépendance du pays
?
La guerre civile est un pur
produit de l’histoire américaine. À vrai dire, elle est le fruit d’un demi-siècle
de rivalités internes. Le contraste était frappant entre le Nord, fer de lance
de l’industrie et du progrès, où l’on prônait des vertus égalitaristes, et le
Sud, terre d’élection d’une société patriarcale et agrarienne fondée sur
l’institution de l’esclavage. Deux mondes les opposaient. Ce clivage n’a fait
que s’accentuer au fil des années car il existait entre eux un antagonisme de
mœurs, d’instincts, mais aussi d’intérêts. Sur le plan économique, les
divergences étaient nettes entre le protectionnisme préconisé par le Nord et le
libre-échange réclamé par le Sud pour favoriser ses exportations de coton, sa
principale source de production et de richesse. Surtout, les tensions se sont
cristallisées autour de la question de l’esclavage. Au-delà du débat moral,
celle-ci est devenue peu à peu un problème politique à mesure que s’est
développé le mouvement d’expansion vers l’Ouest. Très vite, les planteurs du
Sud et les fermiers libres du Nord se sont disputés la possession de ces terres
réputées riches et fertiles. En partie parce que la culture du coton épuise les
sols, les sudistes voulaient y exporter le modèle de la plantation, donc le
système esclavagiste, ce qui portait directement atteinte aux intérêts
politiques et économiques du Nord. À trois reprises, le gouvernement fédéral a
recouru à des compromis pour contenter les deux parties. Mais ils n’ont apporté
qu’un équilibre précaire. Le mal était trop profond. Dans le Kansas, notamment,
une guérilla sanglante a opposé des propriétaires d’esclaves à des colons
antiesclavagistes. Ce fut une sorte de préambule à la guerre civile…
L’abolition de l’esclavage
est-elle le seul but idéologique de cette guerre ?
Beaucoup de gens s’imaginent que
les nordistes ont pris les armes pour débarrasser leur pays de la plaie de
l’esclavage. C’est inexact. Dès le début, Lincoln a refusé d’apparenter sa
politique à une sainte croisade pour libérer les esclaves. Il l’a dit et
répété. Son objectif dans cette lutte est de restaurer l’Union, non de sauver
ou de détruire l’esclavage, ne serait-ce que pour rassurer les états
esclavagistes qui n’ont pas fait sécession. À ses yeux, les sudistes ont porté
sur la Constitution une main parricide, et la guerre devait servir à préserver
les acquis de la révolution américaine. La sécession remettait en cause la
pérennité de la nation, son idéal de bonheur et de prospérité. Sur la question
de l’esclavage, Lincoln a avancé ses pions à pas comptés. À mesure que s’est
prolongée la résistance du Sud, il en est venu à se montrer opportuniste. Sa
politique s’explique autant par ses convictions personnelles que par la
pression exercée par les radicaux du Parti républicain, encore que des mobiles
de politique étrangère soient entrés en considération. Le 1er janvier 1863, il
a signé l’acte d’émancipation des esclaves, ce qui a donné une nouvelle
dimension à la lutte. À compter de cette date, la cause de l’Union était aussi
celle de l'abolition de l’esclavage…
On a du mal à comprendre encore
aujourd’hui que l’esclavage ait été autorisé dans un pays qui prône les
libertés. Comment l’expliquer ?
L’esclavage est un legs du passé.
Chose singulière, il est presque aussi ancien sur le sol américain que la
colonisation britannique puisque les premiers esclaves ont débarqué dans le
port de Jamestown, en Virginie, en 1619. En 1787, les Pères de la Constitution
américaine ont été unanimes pour dénoncer l’horreur de la condition servile et
ils ont bien songé à abolir l’esclavage, qui leur paraissait incompatible avec
les idéaux exposés dans la Déclaration d’indépendance. Mais ils n’ont rien fait
d’autre que de prescrire la suppression de la traite à partir de 1808, pensant
que cela signifierait son arrêt de mort. Tout au contraire, l’esclavage a pris
un essor imprévu dans les états du Sud au début du XIXe siècle avec le
développement de la culture du coton. À la veille de la guerre de Sécession, il
y a presque 4 millions d’esclaves dans le Sud. Les sudistes, qu’ils possédaient
ou non des esclaves, étaient attachés à ce qu’ils désignaient pudiquement sous le
nom d’ « institution particulière ». Les propriétaires avaient besoin de cette
main-d’œuvre servile pour accroître le rendement des récoltes. Ceux qui n’en
possédaient pas se raccrochaient aux privilèges que leur conférait leur couleur
de peau. Et, contrairement à ce que l’on croit, peu de nordistes adhéraient aux
thèses abolitionnistes et étaient encore moins tentés par le militantisme
antiesclavagiste. Entre le Nord et le Sud, l’esclavage était plus un problème
politique qu’un débat moral.
La bataille de Gettysburg au
début de juillet 1863 où le général Lee est défait par les forces de l’Union
marque-t-elle un tournant de la guerre ?
Bien sûr. Le général Lee voulait
porter un coup décisif en envahissant la Pennsylvanie et, de là, menacer Washington
par le Nord. Lancées à sa poursuite, les forces de l’Union l’ont obligé à
livrer bataille sur un terrain qu’il n’avait pas choisi. Après trois jours de
combats, Lee perd environ le tiers de ses troupes… Cette défaite a condamné le
Sud à une stratégie plus défensive sur le front de l’Est. Inversement, du côté
nordiste, la victoire a été célébrée en grande pompe, d’autant qu’elle est
intervenue après une série de revers… L’été 1863 est décisif également sur le
front de l’Ouest. Le 4 juillet 1863, le général Grant a obtenu la reddition de
la citadelle de Vicksburg, sur le Mississippi, succès d’une importance cruciale
dans la mesure où il a coupé la Confédération en deux et octroyé aux nordistes
la navigation intégrale sur le grand fleuve. L’Union était aux portes du Vieux
Sud…
Cette guerre, sur le terrain,
oppose-t-elle la force numérique du Nord aux stratèges du Sud ?
Oui, en quelque sorte. Le Sud
comptait dans ses rangs de brillants stratèges, tels que Lee, Jackson, Stuart,
Longstreet et Beauregard. Presque toujours en infériorité numérique, ils ont su
remporter de belles victoires et prolonger la résistance pendant quatre ans.
Mais les Unionistes n’ont pas été en reste. Les soldats nordistes étaient aussi
valeureux que leurs adversaires. Lincoln, malheureux dans ses premiers choix, a
fini par trouver la perle rare pour conduire l’armée fédérale en la personne du
général Grant. Ses principaux lieutenants ont été aussi à la hauteur de la
situation pour inverser la tendance et tirer plein avantage de la supériorité
de leurs moyens humains et matériels. Sur le front de l’Ouest, Sherman a mené
une guerre de dévastation qui a affaibli le ressort moral des Sudistes. En
Virginie, la cavalerie de Sheridan a mené d’importantes opérations de
harcèlement pour détruire les communications adverses. La ténacité a fini par
prendre le dessus sur le talent…
Comment expliquer cette guerre
dans la guerre à laquelle on assiste à l’ouest du Mississippi, qui est
également le théâtre de massacres atroces perpétrés entre autres par William
Quantrill ou William Anderson au nom de la Confédération !
Au début des hostilités, le
mouvement sécessionniste n’a pas réussi à gagner ces états frontaliers,
notamment le Kentucky et le Missouri, où l’esclavage était légal. Le Kansas,
tout près, n’avait pas encore le statut d’état fédéré, mais les mêmes divisions
y avaient cours. Ces territoires sont restés fidèles à l’Union, mais une partie
de la population n’a pas caché ses sympathies pour la cause rebelle, si bien
que les deux camps y recrutaient des volontaires. De plus, les routes y étaient
rares et peu sûres, tout comme les villes. Très nombreux dans l’armée fédérale,
les immigrants allemands s’étaient fait connaître pour leurs penchants
abolitionnistes et étaient la cible des pro-esclavagistes. De vieilles
inimitiés ont refait surface… Sur ce théâtre des opérations, la guerre a donné
lieu à des règlements de comptes entre voisins. Des bandes de partisans ont vu
le jour. Dans le Missouri, en particulier, une terrible guérilla a fait rage
entre les Bushwackers, ces francs-tireurs confédérés chez lesquels le jeune
Jesse James fait ses premières armes, et les Jayhawkers, ces sympathisants de
l’Union tout aussi enclin à la maraude et au pillage. Une véritable école
pratique de banditisme pour nombre de futurs hors-la-loi…
Dans quel état cette guerre de
Sécession laisse-t-elle les États-Unis sur le plan humain, économique,
politique et social ?
Le pays sort exsangue de ces
quatre années de lutte. Environ 620 000 Américains, peut-être plus d’après des
estimations récentes, ont payé de leur vie l’expérience de la guerre civile,
soit 2,5 % de la population totale. En moyenne, un combattant sur cinq a été
tué. C’est sans compter les blessés, invalides et mutilés dont le nombre est difficile
à évaluer. Plus touché proportionnellement, le Sud a perdu 20 % de sa
population active. La marche des armées et l’intensité des combats ont réduit
les états sécessionnistes en cendres. Richmond, Atlanta et Savannah, pour ne
citer que quelques exemples, ont été livrés aux flammes. La reconstruction
nationale a été rendue plus difficile par la disparition brutale de Lincoln,
assassiné dans un théâtre de Washington le 14 avril 1865, seulement cinq jours
après la capitulation du général Lee… Pour veiller au maintien de l’ordre et
garantir aux Noirs leurs nouveaux droits, le gouvernement fédéral a écarté les
anciens dirigeants rebelles des affaires publiques et appliqué la loi martiale,
au grand dam des sudistes, rendus amers par le poids de la défaite et la
suppression de l’esclavage, institution sur lequel reposait tout leur édifice
socio-économique. Il a fallu attendre 1877 pour que les dernières troupes
fédérales d’occupation quittent le Sud. Cela n’a pas résolu tous les problèmes.
La rancœur est restée vive. Ce n’est qu’en 1941, pour vous donner un exemple,
que les habitants de Vicksburg, dans le Mississippi, hissent à nouveau la
bannière étoilée pour les festivités du 4 juillet. Les ratés de la
Reconstruction ont favorisé l’éclosion d’un climat de violence endémique et de
tensions sociales. Les ravages de la guerre ont condamné les Etats du Sud à un
sous-développement tenace dont ils ne sont sortis, pour la plupart, qu’au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, suite aux travaux entrepris dans le bassin
du Mississippi, l’exploitation du gaz et du pétrole dans le golfe du Mexique
et, enfin, la migration des Américains vers la Sun Belt. Surtout, l’abolition
de l’esclavage n’a pas réglé la question raciale. En 1896, la Cour suprême, par
l’arrêt Plessy versus Ferguson, a reconnu la légalité des lois discriminatives
que les Blancs conservateurs du Sud avaient remis, peu à peu, au goût du jour
pour rétablir l’ancien ordre social. La désagrégation a été un long processus.
Elle a durablement marqué les mémoires. Malgré les garanties constitutionnelles
fédérales, les Noirs américains devront patienter jusque dans les années 1960,
sous la présidence de Lyndon Johnson, pour conquérir, enfin, la plénitude de
leurs droits civiques.
Malgré l’épisode traumatisant
qu’a été la guerre de Sécession pour tous les Américains, signifie-t-elle la
naissance d’une nation enfin unie ?
Absolument. La guerre a servi à
cimenter la nation américaine. En assurant la pérennité de l’Union, elle a
préservé les fondements d’un pays dont Alexis de Tocqueville avait prédit
l’essor. Cette expérience macabre a constitué les Américains en un peuple uni,
conscient de vivre une aventure commune. Ce qui revient à dire qu’on peut
parler, à juste titre, d’une deuxième naissance des États-Unis.
Propos recueillis pas Nicolas
Valiadis
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