vendredi 27 décembre 2013

SARO CUCINOTTA et la Commune de Paris, 1871.

LA "DISPARITION" 
DE SARO CUCINOTTA 
PENDANT LA SEMAINE SANGLANTE.

Saro Cucinotta

"1910. Nous causons, avec un ami, Henri Saffrey, des cours martiales, autres que les grands abattoirs — Lobau, le Luxembourg, le Parc Monceau... Ces cours martiales, moins célèbres, ont vu cependant de terribles scènes. Partout où l'on se battait, les tribunaux de sang s'installaient. A la Roquette, à l'École Militaire, au boulevard des Fourneaux, au collège Rouin, au collège Chaptal, au Collège de France, aux Affaires Étrangères, dans les mairies. Il n'est pas d'édifice dont les murs n'aient été écorchés par les balles des exécuteurs... Et nous supputons, Saffrey et moi, comme nous l'avons déjà fait bien des fois, le nombre des fusillés. De partout, il est sorti des cadavres... Où sont-ils? En saura-t-on jamais le nombre ?

— Ghaptal... dit Saffrey. Mon père a souvent raconté devant moi une sinistre histoire. Quelqu'un qui a été conduit à Chaptal, et dont nul depuis n'eut jamais de nouvelles. Le graveur Cucinotta. Un de ses amis. Mon père demeurait alors rue de Rome. Graveur lui aussi, il connaissait Cucinotta. Il fut de ceux qui firent toutes les démarches pour le retrouver. Le graveur ne reparut pas. On ne put jamais retrouver sa trace. Et il fallut se résoudre à croire que l'infortuné avait péri, victime, victime innocente, de l'abominable cour martiale. Saro Cucinotta, d'origine napolitaine, était, depuis une dizaine d'années, installé à Paris, quand la guerre éclata. Il avait son atelier, 69, rue de Rome, tout près du collège Chaptal, encore en construction, et du boulevard des Batignolles. Graveur de talent, Cucinotta avait donné, à l’Artiste, à l'éditeur Gadart, de très belles œuvres. La Femme couchée, d'après Jules Lefebvre. La Femme au Poignard, Mademoiselle Phryné, d'après Maréchal. Des portraits : Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Henri Regnault, etc. Plusieurs de ses gravures ne furent publiées qu'après sa disparition. On les retrouvera en feuilletant l’Artiste.

La guerre venue, Cucinotta, qui avait fait de la France sa patrie d'élection, se fit inscrire à la Société Internationale de secours aux blessés. Pendant tout le siège, il fit son devoir dans les combats sous Paris, à Champigny, à Buzenval. A la paix, il reprit le burin, se souciant peu de la Commune.
Le mardi 22 mai, dans la matinée, Cucinotta était chez lui, assis devant sa planche commencée, quand l'armée de Versailles occupa le boulevard des Batignolles. Une barri-cade fermait l'entrée de la rue de Rome. Elle résistait encore. Parmi les combattants, un fédéré, concierge ou habitant de la maison occupée par le graveur. Le fédéré vient d'être blessé. Il gît derrière la barricade. Sa femme, avertie, tremblante de voir achever le malheureux quand les troupes auront fait fuir les derniers combattants, monte à la hâte prévenir le graveur. Peut-être a-t-on encore le temps de relever le blessé, de le mettre à l'abri. Cucinotta ne peut-il pas secourir l'infortuné, comme il a secouru les blessés du Siège...

Le graveur n'hésite pas un instant. Il passe à son bras gauche le brassard blanc à croix rouge du Siège, qui doit — il le croit du moins — lui assurer l'immunité, coiffe sa casquette d'ambulancier, et descend. On le voit courir vers la barricade... Il l'atteint à l'instant même où les Versaillais escaladent les pavés... La troupe fait irruption dans la rue de Rome... A partir de ce moment, personne n'a jamais plus entendu parler de Cucinotta. Tout ce qu'on a pu savoir par un témoin, c'est que les soldats s'étaient précipités sur l'artiste. On l'avait vu se débattre. Il avait été conduit au collège Chaptal. Ensuite, plus rien. Jamais rien... Cucinotta n'est pas sorti du collège Chaptal, où l'on fusillait dès que le boulevard fut occupé. Ou, s'il en est sorti, c'est pour être conduit à quelque autre endroit, d'où il n'est pas sorti non plus... Au Parc Monceau... C'était là qu'était déversé le trop-plein de Chaptal. Tué à Chaptal, tué à Monceau, Cucinotta n'a jamais reparu.

Le collège Chaptal et la rue de Rome vers 1900 avec les grilles de la voie ferrée du chemin de fer de l'Ouest à gauche.

Les amis de Cucinotta, le graveur Alfred Taiée, l'éditeur Cadart, firent mille démarches. L'ambassade d'Italie ouvrit une enquête. Les témoignages recueillis s'arrêtent à l'instant où le malheureux artiste est arrêté, pendant qu'il tente de relever le blessé. Cucinotta était d'un naturel emporté, bien que d'une extrême douceur de caractère. Dans ses instants d'emportement, lui revenait aux lèvres le parler napolitain, mélangé à quelques mots de français. Les étrangers, polonais ou italiens, étaient, vous le savez, tous signalés comme partisans de la Commune. Cucinotta relevait un blessé fédéré... C'était assez... Saisi, il fut poussé, avec d'autres, vers le tribunal — quel tribunal ! — et vers le mur de mort.

Chaptal — me disait encore Saffrey — il s'y passa des choses effroyables. Vous voyez d'ici la grille, toute proche, qui longe le chemin de fer de l'Ouest. On entassait là les cadavres et on les précipitait sur la voie par-dessus la grille. En bas, les cadavres étaient relevés, entassés sur des wagons découverts, et transportés hors Paris, où ils étaient inhumés dans d'immenses fosses. Ceux qui n'étaient pas basculés par-dessus la grille, on les enterrait aux alentours. Nombre de fusillés de Chaptal furent ensevelis dans la propriété que possédait alors, au bas de la rue de Rome, M. Riant, qui fut conseiller municipal. Sur l'emplacement de cette propriété a été édifié un lycée de jeunes filles, le lycée Racine... "

MES CAHIERS ROUGES AU TEMPS DE LA COMMUNE, MAXIME VUILLAUME.

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