samedi 19 janvier 2013

Charles Heidsieck contre le général Butler. Un français dans la guerre de sécession.

En décembre 1999, la chaîne ARTE a rediffusé « Champagne Charlie » , téléfilm consacré à Charles Heidsieck, le célèbre négociant en champagne. La partie la plus aventureuse de son existence le mêla aux péripéties de la guerre de sécession, mais si Alexandre Dumas aimait à dire que l'on pouvait « violer » l'Histoire à condition de lui faire de beaux enfants, dans le cas du présent téléfilm, on ne pouvait qu'encourager la dame à porter plainte !!!

Voici donc, au delà de l'imagination délirante des scénaristes, 
LE VERITABLE « CHAMPAGNE CHARLIE »


Par Patrick Ailliot , d'après le « Charles Heidsieck, un pionnier et un homme d'honneur » de Jacqueline Roubinet et Eric Glatre aux éditions Stock , Paris , 1995

Le club Confédéré et Fédéréal de France - CCFF http://ccffcw.xooit.fr/index.php



Les jeunes années

Charles Heidsieck voit le jour le 16 juin 1822 à Reims, dans une riche famille. Deuxième de quatre enfants, il est le fils d'un allemand protestant, Charles Henri Heidsieck, et d'une française catholique, Thérèse Emilie Henriot Godinot. Charles n'a que deux ans lorsque son père meurt d'une congestion cérébrale. Malgré ce drame, la petite enfance se déroule calme et paisible, grâce à l'affection de sa mère. A dix ans, il part pour Paris ou il est pensionnaire au collège de Vaugirard. Il yl passe son baccalauréat avec succès en 1841. Il affine ensuite son éducation en Allemagne, encouragé par la famille de son père et par sa mère toujours attentive. Il intègre ainsi l'académie scientifique de l'université de Lubeck puis regagne la France en 1846 pour entrer dans la maison de champagne Piper qu'il quittera en 1850, quand Henri Piper vendra une partie de son affaire à son agent des États- Unis, Jacques Kunkelman. Un différend semble s'en être suivi car un procès opposera la firme à Charles Heidsieck…(Henri Piper avait épousé la veuve d'un oncle paternel de Charles, la marque deviendra « Piper- Heidsieck »)

Après une déception sentimentale (« elle » se marie avec un autre…), Charles épouse, le 26 janvier 1850, une cousine du coté maternel, Amélie Henriot, héritière d'une célèbre et puissante famille rémoise, fortement catholique. La cérémonie sera un événement local d'importance. De 1853 à 1868, huit enfants vont naître de cette union, six filles, trois entreront dans les ordres, et deux garçons.

Le Champagne :

En 1851, Charles s'associe d'abord avec son beau-frère, Ernest Henriot, pour exploiter la marque de champagne « Auger- Godinot », puis il lance sa propre marque : « Charles Heidsieck » Il lui faut trouver de nouveaux marché et il pense à l'Amérique. C'est ainsi qu'en 1852, il débarque pour la première fois aux Etats -Unis , pour une « reconnaissance » sur place à Boston puis à New York, et « ça marche ! » Lorsqu'il revient en 1857, il exporte déjà 300 000 bouteilles par an outre-Atlantique !
Alors qu' il débarque à New York le 15 octobre 1857, le pays est alors secoué par une terrible crise financière qui va également embarrasser les industries de luxe françaises. Heidsieck, qui est donc présent sur le terrain, rassure, charme et devient en peu de temps la coqueluche du tout New York qui donne de grandes soirées en son honneur.
Charles Heidsieck est désormais célèbre aux États -Unis, y compris pour son habileté à la chasse, car c'est une excellente gâchette !

Heidsieck et le Sud :

C'est en janvier 1860 que Charles débarque à nouveau sur le sol américain. Les affaires marchent très bien et cette fois, il a décidé de ne pas se cantonner à la Nouvelle Angleterre mais de voir le Sud, un marché des plus prometteurs ...Après New York, c'est Boston, puis Baltimore et Philadelphie, tout cela par le train. Il rencontre à chaque fois tout ce que le pays compte d'hommes influents, dont le sénateur Douglas, adversaire de Lincoln aux prochaines élections. Charles ne connaît pas encore le sud mais il se rend compte rapidement de la tension qui règne. De Boston, il écrit : « la question de l'esclavage qui domine tout, et menace de brouiller le Nord avec le Sud, y a créé une grande perturbation financière et de nombreuses faillites… C'est de l'état de Massachusetts que partent les écrits les plus passionnés sur l'abolitionnisme. »
A Washington, il est présenté au président Buchanan et fréquente de nombreux sénateurs de toutes tendances. Après un retour à New York pour ses affaires, il part, au printemps de 1860, de Washington pour la Nouvelle Orléans ...par le train ! Un voyage harassant à travers la Virginie, le Kentucky, le Tennessee ou les parcours « ...ressemblent à des montagnes russes. ». Dans ses lettres à sa femme il décrit les paysages qu'il traverse avec un incontestable talent de conteur romantique… Puis ce sont les plantations : «...occupées par des nègres de tout age, de tout sexe, dont le travail varie depuis le labour et la semence jusqu'à la presse à bras… Ils ont l'air heureux, ils rient volontiers, ils chantent souvent, ils ne manquent de rien. Il leur a été attribué plus de coups dans les romans qu'ils n'en reçoivent jamais. Il sont traités humainement… Dans leurs maladies, ils sont soignés et beaucoup d'entre eux sont des intendants fidèles, actifs, dévoués et intelligents »

A la Nouvelle-Orléans, il assiste, apparemment impassible, à des ventes d'esclaves. Toutefois, dans ses lettres il ajoute « Je sais ce que mon intelligence disait de ce spectacle et combien son langage différait de celui que tenait mon cœur. » Heidsieck réprouve sincèrement le principe de la servitude « la honteuse obligation de soumettre les noirs au régime d'une simple marchandise à acheter ou à vendre » …

La Nouvelle-Orléans en 1860.

La plus grande ville de Louisiane le séduit immédiatement, cinquante ans après la vente du territoire à l'Amérique tout y est encore tellement français, « la moitié de la ville parle encore français » remarque t'il, il trouve ces français américains « vifs, hospitaliers, grands buveurs et grands fumeurs », et admire leurs beaux enfants et leurs jolies femmes « habillées comme à Paris mais avec plus de luxueuses extravagances ». En matière de femmes, Charles est ébloui par les quarteronnes, ces mulâtresses pratiquement blanches, fruits du sang des maîtres blancs et des esclaves noires, dont bon nombre font commerce de leurs charmes…

Reçu par le maire, invité aux cérémonies d'inauguration d'une statue de Henry Clay, Charles est immédiatement adopté par la bonne société locale. Pendant son séjour en ville, il loge à l'hôtel Saint Charles, puis il est reçu dans les plus grandes plantations de l'état. En mai, il gagne l'Alabama et Mobile. Là encore, il reçoit un accueil chaleureux... et vend son champagne sans difficulté. A Mobile d'ailleurs, dans les lieux de consommation, on demande désormais une bouteille de « Charles » tout simplement !
Dans une lettre du 6 juin 1860, il parle de son accueil par « une infinité de jeunes gens des trois villes » ( Montgomery, La Nouvelle-Orléans et Mobile)) « tous des jeunes gens de famille, s'équipant à leurs frais… ». Heidsieck ne le dit pas clairement, mais on ne peut s'empêcher de penser que ces hommes se préparent déjà à un futur conflit…
Charles pousse jusqu'au Texas ou il rencontre le consul de France à Galveston, M de St Cyr, puis c'est Montgomery, Augusta, Savannah, Charleston et Richmond. Partout de nouveaux amis dans ce sud qui le séduit décidément beaucoup et ou il enregistre de fructueuses commandes !
Il remonte ensuite vers Washington et Baltimore puis c'est le Middle West : Columbus, Dayton, Cincinnati. Il est à Saint Louis dans le Missouri en juillet 1860 et regagne enfin New York après des milliers de kilomètres en chemin de fer, en bateau ou à cheval. En septembre il s'embarque pour la France. Il a gagné son pari, le Nord comme le Sud boivent maintenant du « Charles Heidsieck ». Si ses affaires le lient aux yankees, c'est d'avantage l'amitié qu'il a trouvé en Dixieland et ceci aura des conséquences pour l'avenir.

La Guerre Civile :

Avril 1861. Heidsieck pressent-il que le drame est tout proche ? En tous cas, il craint pour ses affaires outre-Atlantique et il s'embarque à Liverpool. C'est à l'escale d'Halifax, au Canada, qu'il apprend la prise de Fort Sumter « Le pilote nous jette le mot de combat, ainsi la guerre civile est déclarée, quelles en seront les suites, Dieu seul le sait ». (lettre du 30 avril 1861). Charles débarque à Boston le lendemain. « Le pays est dans un état indescriptible » écrit-il à sa femme « Plus d'affaires, boutiques fermées, guerre civile à Washington, blocus des ports de sud, tous les jeunes gens sont sous les armes, riches ou pauvres, des émeutes partout, la population s'interposant, une bataille est inévitable et on ne sait ou cela conduira, tout est pire qu'en France le 25 février 1848 ! Je crains que tout ne soit perdu ! » Il arrive à New York quinze jours plus tard : « La situation est au plus mal dans ce malheureux pays, commercialement et politiquement parlant. Il faudra des torrents de sang pour apaiser les fureurs insensées des deux partis, les vaisseaux sont maintenant brûlés, on est face à face et on ne veut pas faire de quartier, comme d'ailleurs on n'en attend pas; le sang a coulé à Saint-Louis et à Baltimore, non dans des combats réguliers, mais à l'occasion d'émeutes » (lettre du 16 mai 1861).


Charles prend la décision de se rendre dans le sud afin de recouvrer des créances que l'état de guerre semble compromettre de façon irrémédiable, en effet, un moratoire vient d'interdire tout versement du Sud vers le Nord et ses agents de New York, refusent de reconnaître leurs créances. Des sommes considérables sont en jeu, une grande partie de la fortune des Heidsieck et leur avenir sont engagées dans l'affaire, pas le choix donc, « Si ce n'était pour mes créanciers et mon honneur, du diable si j'irai dans le Sud en ce moment ! » . Les voyages sont devenus très difficiles : « Ma sauvegarde et l'espoir d'arriver résident dans mon nom et dans mon passeport français ...ce peuple a le vertige » écrit-il encore à Amélie peu avant son départ « il se jette , lui et nous, dans un abîme sans fond ! Le Nord et le Sud veulent se venger l'un de l'autre envers et contre tout ».
Charles part, les lettres que lui adresse sa femme ne lui parviendront que beaucoup plus tard, en attendant son retour, Amélie veille sur le négoce. Heidsieck se retrouve rapidement coincé entre Louisville et le Kentucky.
« Les sommes dues par le Sud au seul commerce de New York s'évaluent à plus de 100 millions de dollars dont pas un centime ne rentrera avant la fin de la guerre civile… Payer ses dettes au Nord est considéré comme un crime de haute trahison… Les deux républiques indispensables l'une à l'autre sont abandonnées à leurs ressources respectives … Les chemins de fer ne transportent que des milices… d'ici quelques semaines, ils seront face à face les uns contre les autres, s'égorgeant ou s'entre-tuant, le révolver à la main. La haine qui les anime est incroyable … » (lettre de Juin 1861 ? )

En passant par le lac Erié, Cleveland et Columbus, puis Cincinnati et Louisville, Charles gagne Jackson sur le Mississippi et enfin la Nouvelle-Orléans. A dix lieues de la ville, son train déraille ! Il parvient à confier quelques lettres pour la France à un steamer en partance pour Cuba. Il y donne une appréciation des événements vus du Sud : « Le Sud est plus sain que le Nord, il est plus honnête et plus riche parce que sa richesse repose sur un indispensable produit. Quant à un arrangement pacifique, il n'y faut pas songer tant que le Nord sera décidé à ramener le Sud par la force. L'Union est morte pour toujours et si par leur marine, la France et l'Angleterre établissent des relations directes avec le Sud, New York , Boston et les grandes villes du Nord sont perdues… D'après tout ce que je vois et ce que je juge et pour bien des motifs le Sud doit l'emporter et devenir riche à milliards, le Nord est et sera ruiné pour longtemps, sinon pour toujours . »

Vision édulcorée de la Nouvelle-Orléans au début de la guerre civile.

A la Nouvelle-Orléans, Heidsieck parvient à recouvrer près de 28 000 dollars sur 30 000, de là, il se rend, par la route, à Mobile. Il retrouve beaucoup d'amis, du moins leurs épouses ou les plus âgés d'entre eux, les autres se battent dans les rangs confédérés. « C'est un spectacle curieux que ce dévouement à la cause commune, et cette cause commune est chez tous, depuis l'enfant qui tricote des bas pour les soldats jusqu'au vieillard qui, pour se défendre lui et les siens en cas d'attaque, fait pendant des heures l'exercice. Quand aux noirs, ils sont plus paisibles que jamais, pleurent quand le jeune maître part pour la guerre, font la récolte de coton, comme si de rien n'était, travaillent aux fortifications, rient toujours et quand le soir arrive, dansent et chantent… Il n'y a ni crime , ni désordre (lettre de 31 décembre 1861).
Charles va faire cinq aller et retour entre La Nouvelle -Orléans et Mobile, il y recouvre la majeure partie de ses créances, en numéraire d'abord, puis celui ci commençant à manquer, il accepte du coton en paiement. Il parvient même à l'acheminer jusqu'à Mobile, port encore libre en 1862, et à armer deux sloops qui vont tenter de le transporter vers l'Europe en forçant le blocus. Nous sommes au printemps de 1862, désormais sa présence en Amérique n'a plus d'utilité et Charles Heidsieck

 décide de rentrer en France par tous les moyens. Il espère s'embarquer à la Nouvelle-Orléans sur un bateau en partance pour la Havane ou le Mexique, puis de là rentrer en Europe. La prise de la cité Louisianaise le 26 avril 1862 par les troupes fédérales va sérieusement compliquer l'opération.

L'affaire Heidsieck :

Butler.

A trois reprises, afin, semble t'il, de récupérer des paquets à son attention chez le consul de France, M de Mejan, Charles parvient à faire des voyages entre Mobile et la Nouvelle-Orléans désormais occupée. Pour ce faire, il s'engage sur un des rares navires autorisés à ravitailler la ville en farine. A la quatrième tentative, il accepte de convoyer un paquet de dépêches ministérielles reçues par le vice-consul de France à Mobile et destinées à M de Mejan. Mais à la Nouvelle-Orléans, la situation a changé. C'est maintenant le général Benjamin Butler qui commande les forces fédérales et ses méthodes sont pour le moins autoritaires ! Lorsque Charles met pied à terre le 29 juillet 1862, ordre lui est donné de se présenter devant le général. En effet, défense avait été faite aux passagers de débarquer en ville sans justifier de leur nationalité et du but de leur voyage. Charles se déclare sujet français, voyageant pour son commerce et se dit porteur de dépêches de son gouvernement. Il demande l'autorisation de les transmettre à son consul. Inquiet, il fait tout de même prévenir M de Mejan afin qu'il le rejoigne chez Butler. La scène qui suit fut plus tard rapportée sous serment par Charles Heidsieck devant Maître Coudert, notaire assermenté à New York :

Butler : « Vous êtes le porteur de ces dépêches ? »
Heidsieck : « Oui général, voici mes papiers et mes passes et vous voyez l'enveloppe des dépêches »
B: « C'est inutile »
- Prenant un couteau, il brisa les sceaux et commença à couper les liens qui entouraient l'enveloppe. Je l'interrompis. -
H : « général, cette ouverture ne devrait-elle pas se faire en présence de M de Méjan ? »
- Il me regarda d'un air indescriptible et continua à couper, puis il ajouta -
B : « Vous connaissez le contenu de ces dépêches ? »

H : « Mon général, nullement »

Comme j'avais fait mon devoir en protestant contre la violation des sceaux… je n'ajoutais plus un mot, laissant le reste à faire à M de Méjan. Quand ce fut fini, le général additionna ce que le port aurait coûté jusqu'à Mobile, puis se tournant vers ses officiers -

B : « Voyez, si ce n'est pas un scandale complet ! Le gouvernement français a volé 17 piastres de droits de poste aux États -Unis en envoyant ces papiers chez les maudits insurgés, envoyez un sergent dire à ce comte... comment s'appelle t'il déjà ? (quelqu'un dit Méjan) à ce comte Méjan, qu'il vienne me parler de suite.
-Puis se tournant vers moi - Sortez ! »
Heidsieck sort en récupérant l'enveloppe aux sceaux brisés. Méjan a une entrevue orageuse avec Butler dont Charles ne su rien, puis Butler le reçoit à nouveau.
Butler : « Vous avez apporté ces dépêches ? »
Heidsieck : « Oui général »
B: « Vous vous appelez Charles Heidsieck ? »
H : « Oui général, je suis Charles Heidsieck, Français de Reims, négociant en vins de champagne »
B : « Vous étiez bar keeper à bord du steamer Mutchez lors de son voyage ici ? »
H : « Certainement général, c'est mon droit, conformément à mes passeports réguliers, visés par nos propres consuls, d'aller et venir en l'emploi qui me convient , pourvu que je me conforme aux aux lois et je n'en ai violé aucune que je sache ! »
B : « Et bien ! Je vous envoie à Fort Jackson jusqu'à nouvel ordre pour avoir passé mes lignes sous un faux emploi . »
Heidsieck est stupéfait, il se fait traiter de « maudit menteur »
H: « Je proteste au nom de la France et de mon droit de citoyen français »
B : « Chien de français, tu me paieras cher ta résistance ! »
(rappelons que c'est Heidsieck qui rapporte ces propos, NDLR)

Puis on l' emmène à la prison de Custon House. Le consul essaye d'intervenir, on propose une caution, mais rien n'y fait. Charles écrit à sa femme puis rédige une lettre à l'attention de l'empereur Napoléon III, une autre au gouvernement français et à diverses personnalités Rémoises afin d'attirer l'attention sur sa mésaventure et susciter des réactions en sa faveur. Bien traité par les soldats yankees, Charles Heidsieck est bientôt dirigé sur Fort Jackson en compagnie d'autres prisonniers politiques et quelques droits-communs.


Heidsieck photographié dans sa tenue de « prisonnier politique » à Fort Jackson

Arrêtons nous un instant tandis que Charles se rend sur le lieu de sa détention. Si son arrestation et son emprisonnement sans jugement, ni même possibilité de défense, sont inqualifiables - mais l'état de guerre explique beaucoup de choses - l'affaire est moins anodine qu'il n'y paraît au premierabord. En ouvrant les dépêches destinées au consul de France, Butler avait mis la main sur une correspondance très compromettante pour le gouvernement impérial. Le ministre des affaires étrangères avait en effet laissé passer plusieurs lettres qui informaient les confédérés d'un prochain envoi de fournitures textiles militaires, en violation flagrante de la neutralité de la France dans la guerre opposant Nord et Sud. Bien sûr, Heidsieck l'ignorait totalement. Le gouvernement français avait beau protester contre la rupture des sceaux de la valise diplomatique et l'ouverture des dépêches, leur contenu le mettait dans une situation assez délicate, encore compliquée par l'intervention de la France au Mexique, très mal vécue par le gouvernement fédéral. Malheureusement pour Charles Heidsieck, il fallut beaucoup de temps pour trouver une solution à cet incident diplomatique.

Une "chambre" au Fort Jackson", du nom du général Andrew Jackon qui défendit la Nouvelle-Orléans contre les anglais pendant la guerre de 1812 -Photos actuelles.

En attendant, Charles est « installé » à Fort Jackson, un endroit délabré et insalubre situé sur un îlot vaseux dans l'estuaire du Mississippi. Les conditions de détention sont exécrables et la fièvre jaune décime gardiens et prisonniers. Par deux amis qui parviennent à le voir, Heidsieck y apprend la perte de ses sloops chargés de coton, coulés par les navires du blocus. Il est ruiné ! Plus réconfortant, sa famille va bien et sa femme se dépense sans compter pour le « sortir de là » . Le 21 novembre 1862, Amélie adresse deux suppliques, l'une à l'impératrice Eugénie, l'autre à l'empereur afin d'attirer leur attention sur le cas de son époux.
« C'est avec confiance, Madame, » écrit-elle à l'impératrice « et les larmes aux yeux, que je m'adresse à Votre Majesté, pour la conjurer, en sa qualité d'épouse et de mère, de s'intéresser au prisonnier et de rendre à une femme son mari, à des enfants leur père et à une mère son fils. Je crois que jamais un homme d'honneur, un négociant, un père de famille n'a été soumis à de semblables épreuves et n'a été plus digne de la haute protection que j'ose réclamer de la bienveillante intervention de Votre Majesté ». A Napoléon, elle cite les propos injurieux tenus par Butler aux notables de la Nouvelle-Orléans venus intercéder en faveur de Charles : « Je me f… de la France, de son empereur et de cette sale boutique ! Je suis le maître et je n'entends pas qu'on vienne me faire des remontrances pour un damné français . »

Butler en photo et vu par un caricaturiste.

En fait, à cette date, Charles a déjà été libéré, il débarque à La Nouvelle-Orléans le 16 novembre 1862, après pratiquement quatre mois d'emprisonnement très difficiles. Ayant miraculeusement survécu aux miasmes de Fort Jackson, il avait été transféré à Fort Pickens , dans la baie de Pensacola en Floride, ou les conditions de détention étaient à peine meilleures. Enfin une lettre de libération était arrivée, mais il avait fallut encore deux jours pour que la confirmation signée de Butler lui-même oblige le commandant de la prison à relâcher Charles !
Peu de temps après, le général Butler, sera relevé de son poste à la Nouvelle-orléans. Il est possible que l'affaire Heidsieck, conjuguée à beaucoup d'autres abus du général et de son entourage, ai contribué à cette disgrâce…
Épuisé moralement, malade, affaibli, sans argent ni vêtement, l'avenir semble sombre pour « Champagne Charlie », heureusement, il lui reste beaucoup d'amis et il va pouvoir reprendre des forces. Ayant retrouvé son énergie et sa détermination, il demande audience à M. H Mercier, ministre de l'empereur auprès du gouvernement des États-Unis à Washington, et se rend à New York en décembre 1862. Il semble qu'un dernier incident l'y ai opposé à Butler. Un journal populaire avait publié une caricature du général en Dogue, enchaîné, le cou serré par un carcan, s'efforçant en vain d'atteindre et de mordre un petit français qui lui échappait en esquissant un geste moqueur. Butler paya t'il des hommes de main pour assassiner Heidsieck ? En tous cas, une balle siffla aux oreilles de ce dernier dans un couloir d'un hôtel de la ville …
Quelques jours plus tard, Charles Heidsieck quittait les États-Unis pour n'y jamais revenir.

A Reims, la situation n'est guère brillante. Les Heidsieck sont ruinés. Charles et son beau-frère, Ernest Henriot, surmontent la crise qui les opposent d'abord et le 7 juillet 1863, ils fondent une nouvelle société qui prend la succession de la première : « Charles Heidsieck et Cie ». Il faut bientôt abandonner tout espoir de récupérer les créances américaines, ou même d'obtenir un dédommagement pour les tracas subis par Charles aux États-Unis. En effet, le 11 novembre 1863; un exposé de la situation de l'Empire est distribué aux membres du corps législatif. Il y dit expressément que les citoyens français qui ont eu à souffrir dans leur personne et dans leurs biens de la guerre de sécession n'ont pas à attendre de compensation.
Charles Heidsieck ne recevra même pas une simple excuse de la part de son gouvernement et encore moins de celui des États-Unis ! C'est donc une créance de 1 916 000 francs, laissée tant au Nord qu'au Sud, qui s'envole ! Une fortune …
Pour remonter son affaire, Charles va entreprendre une série de voyages à travers l'Europe qui , de 1864 à 1880, le mèneront jusqu'à Moscou et Saint Petersburg (1864). Si les ventes sont bonnes, le négoce reste fragile. Heureusement Amélie est là et le couple Heidsieck reste soudé dans l'adversité (trois enfants naîtront en 1864, 1865 et 1868). Le 1er janvier 1876, Ernest Henriot fonde sa propre maison, un concurrent de plus pour Heidsieck.
Malgré les succès enregistrés depuis la reprise de son affaire, Charles va être sauvé par un véritable miracle, venu de ces États-Unis qui lui ont causé tant de tracas.

Le Colorado :

Un certain Thomas Bayaud, frère d'un agent de Charles Heidsieck à New York au moment de la guerre civile, qui l'avait honteusement grugé, s'était juré qu'il réparerait la dette reniée par son frère. Bayaud était parti pour l'ouest, comme beaucoup de gens après le conflit. Il s'installa dans le Colorado. Une poignée de pionniers comme lui, se partagea en lots les terrains d'une petite bourgade qui comptait alors 300 habitants. Les titres furent régulièrement enregistrés et lorsque Bayaud décéda en 1868, il légua tout son avoir à Charles Heidsieck, soit 360 lots de terrain de la ville de Denver qui, à ce moment , comptait déjà près de 30 000 habitants.

 Heidsieck devait toutefois faire sur place, personnellement ou par l'intermédiaire d'un mandataire, certaines démarches supplémentaires. Mal inspiré, et sans doute assez peu désireux de remettre les pieds dans un pays ou il avait connu bien des déconvenues, Charles confia cette mission à un ami dont il ne révéla jamais le nom à ses enfants. Cet ami trahi sa confiance, et lorsque survint la guerre de 1870, le Colorado semblait bien n'être qu'un mirage de plus pour la famille Heidsieck.
Un jour de janvier 1871, survint pourtant un nouveau miracle en la personne du révérend John Baptist Raverdy, grand vicaire de l'évêque du Colorado et administrateur des biens de l'église à Denver. Raverdy était né à Bourgogne, un petit village situé près de Reims. Le curé du lieu l'avait envoyé au séminaire de Chalons. Ce fut ensuite l' Amérique en tant que missionnaire et une belle réussite. Le révérend avait eu connaissance de l'abandon de propriétés appartenant à un compatriote, qui plus est, natif de sa région, et il s'était fait le champion des droits d'Heidsieck dans cette affaire. L'entrevue fut fructueuse, grâce à Raverdy et à l'héritage inespéré de Denver, la maison Charles Heidsieck allait pouvoir s'acquitter progressivement de toutes ses dettes jusqu'à leur extinction en 1901.

Quand à Charles Heidsieck, il prend sa retraite en 1886, passant la main à son fils aîné, Charles Marie Eugène. Il s'éteint le 3 février 1893 et est inhumé dans le cimetière de Reims, sur la stèle de sa tombe, détruite en 1914, on pouvait lire :
« Son nom a été légué à ses enfants comme un héritage d'honneur »


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