LA "DISPARITION"
DE SARO CUCINOTTA
PENDANT LA SEMAINE SANGLANTE.
Saro Cucinotta |
"1910. Nous causons, avec
un ami, Henri Saffrey, des cours martiales, autres que les grands abattoirs — Lobau,
le Luxembourg, le Parc Monceau... Ces cours martiales, moins célèbres, ont vu
cependant de terribles scènes. Partout où l'on se battait, les tribunaux de
sang s'installaient. A la Roquette, à l'École Militaire, au boulevard des
Fourneaux, au collège Rouin, au collège Chaptal, au Collège de France, aux
Affaires Étrangères, dans les mairies. Il n'est pas d'édifice dont les murs n'aient
été écorchés par les balles des exécuteurs... Et nous supputons, Saffrey et
moi, comme nous l'avons déjà fait bien des fois, le nombre des fusillés. De
partout, il est sorti des cadavres... Où sont-ils? En saura-t-on jamais le
nombre ?
— Ghaptal... dit Saffrey. Mon
père a souvent raconté devant moi une sinistre histoire. Quelqu'un qui a été
conduit à Chaptal, et dont nul depuis n'eut jamais de nouvelles. Le graveur
Cucinotta. Un de ses amis. Mon père demeurait alors rue de Rome. Graveur lui
aussi, il connaissait Cucinotta. Il fut de ceux qui firent toutes les démarches
pour le retrouver. Le graveur ne reparut pas. On ne put jamais retrouver sa
trace. Et il fallut se résoudre à croire que l'infortuné avait péri, victime,
victime innocente, de l'abominable cour martiale. Saro Cucinotta, d'origine napolitaine,
était, depuis une dizaine d'années, installé à Paris, quand la guerre éclata. Il
avait son atelier, 69, rue de Rome, tout près du collège Chaptal, encore en construction,
et du boulevard des Batignolles. Graveur de talent, Cucinotta avait donné, à l’Artiste,
à l'éditeur Gadart, de très belles œuvres. La Femme couchée, d'après Jules
Lefebvre. La Femme au Poignard, Mademoiselle Phryné, d'après Maréchal. Des portraits
: Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Henri Regnault, etc. Plusieurs de ses
gravures ne furent publiées qu'après sa disparition. On les retrouvera en
feuilletant l’Artiste.
La guerre venue, Cucinotta, qui
avait fait de la France sa patrie d'élection, se fit inscrire à la Société
Internationale de secours aux blessés. Pendant tout le siège, il fit son devoir
dans les combats sous Paris, à Champigny, à Buzenval. A la paix, il reprit le
burin, se souciant peu de la Commune.
Le mardi 22 mai, dans la matinée,
Cucinotta était chez lui, assis devant sa planche commencée, quand l'armée de Versailles
occupa le boulevard des Batignolles. Une barri-cade fermait l'entrée de la rue
de Rome. Elle résistait encore. Parmi les combattants, un fédéré, concierge ou
habitant de la maison occupée par le graveur. Le fédéré vient d'être blessé. Il
gît derrière la barricade. Sa femme, avertie, tremblante de voir achever le
malheureux quand les troupes auront fait fuir les derniers combattants, monte à
la hâte prévenir le graveur. Peut-être a-t-on encore le temps de relever le
blessé, de le mettre à l'abri. Cucinotta ne peut-il pas secourir l'infortuné,
comme il a secouru les blessés du Siège...
Le graveur n'hésite pas un
instant. Il passe à son bras gauche le brassard blanc à croix rouge du Siège,
qui doit — il le croit du moins — lui assurer l'immunité, coiffe sa casquette
d'ambulancier, et descend. On le voit courir vers la barricade... Il l'atteint
à l'instant même où les Versaillais escaladent les pavés... La troupe fait
irruption dans la rue de Rome... A partir de ce moment, personne n'a jamais
plus entendu parler de Cucinotta. Tout ce qu'on a pu savoir par un témoin, c'est
que les soldats s'étaient précipités sur l'artiste. On l'avait vu se débattre.
Il avait été conduit au collège Chaptal. Ensuite, plus rien. Jamais rien...
Cucinotta n'est pas sorti du collège Chaptal, où l'on fusillait dès que le
boulevard fut occupé. Ou, s'il en est sorti, c'est pour être conduit à quelque
autre endroit, d'où il n'est pas sorti non plus... Au Parc Monceau... C'était
là qu'était déversé le trop-plein de Chaptal. Tué à Chaptal, tué à Monceau,
Cucinotta n'a jamais reparu.
Le collège Chaptal et la rue de Rome vers 1900 avec les grilles de la voie ferrée du chemin de fer de l'Ouest à gauche. |
Les amis de Cucinotta, le graveur
Alfred Taiée, l'éditeur Cadart, firent mille démarches. L'ambassade d'Italie ouvrit
une enquête. Les témoignages recueillis s'arrêtent à l'instant où le malheureux
artiste est arrêté, pendant qu'il tente de relever le blessé. Cucinotta était
d'un naturel emporté, bien que d'une extrême douceur de caractère. Dans ses
instants d'emportement, lui revenait aux lèvres le parler napolitain, mélangé à
quelques mots de français. Les étrangers, polonais ou italiens, étaient, vous
le savez, tous signalés comme partisans de la Commune. Cucinotta relevait un
blessé fédéré... C'était assez... Saisi, il fut poussé, avec d'autres, vers le
tribunal — quel tribunal ! — et vers le mur de mort.
Chaptal — me disait encore Saffrey — il s'y passa des choses
effroyables. Vous voyez d'ici la grille, toute proche, qui longe le chemin de
fer de l'Ouest. On entassait là les cadavres et on les précipitait sur la voie
par-dessus la grille. En bas, les cadavres étaient relevés, entassés sur des
wagons découverts, et transportés hors Paris, où ils étaient inhumés dans
d'immenses fosses. Ceux qui n'étaient pas basculés par-dessus la grille, on les
enterrait aux alentours. Nombre de fusillés de Chaptal furent ensevelis dans la
propriété que possédait alors, au bas de la rue de Rome, M. Riant, qui fut
conseiller municipal. Sur l'emplacement de cette propriété a été édifié un
lycée de jeunes filles, le lycée Racine... "
MES CAHIERS ROUGES AU
TEMPS DE LA COMMUNE, MAXIME VUILLAUME.