mercredi 29 février 2012

« Les commissaires politiques pleurent-ils, dans la solitude de la nuit ? »



« Les commissaires politiques pleurent-ils, dans la solitude de la nuit ? »
Paco Ignacio Taibo II, Les Archanges.

Texte paru en 2010 et extrait du numéro I du Père la Purge - Organe officiel du frôlement Anti-Moderne


Il est temps aujourd’hui  pour le Père La Purge, installé du mieux qu’il le peut sur la banquette moleskine d’un caboulot parisien, encerclé de près par cette clientèle aseptisée, conformiste et branchée dont il se fout pas mal, de commander un amer-africain et de vous causer droit dans les yeux, sans jamais lâcher son bock, de la figure la plus hautement romantique de l’Histoire politique. Il s’agit de ceux qui réunis sous un sigle qui claque comme un coup de fouet, diffusaient  l’implacable vérité par  le canon de leur pistolet automatique Mauser C-96. De ceux qui avec leur tenue intégrale en cuir noir, feraient fureur au prochain défilé de la « Fashion week » en embarquant méticuleusement  – au nom du Peuple -  toute la putasserie parisianiste. Ceux de cette race indéfectible, offert corps et âme à la plus noble des causes et dont la tâche indispensable par la « Terreur rouge » était de débusquer et supprimer, d’abord les traitres, mais aussi les saboteurs, les espions et infiltrés en tous genres. Si vous ne voyez pas il ne me reste plus qu’à rendre mes billes ! Je veux bien évidemment parler des figures du tchékiste et du commissaire politique. Foutre ! Ca se cabre et je vois déjà vos grimaces effarouchées. Il n’y a que chez ceux la pourtant, que se mêle admirablement la passion pure d’un idéal progressiste avec un fanatisme mûri et justifié par des années de répression tsariste et une situation catastrophique qui voyait la révolution d’octobre 1917 à deux doigts de s’effondrer sous les coups de boutoirs de ses trop nombreux ennemis. Car oui, ceux qu’on prend à tort dans les mauvais livres d’histoire pour de tristes exécuteurs, des brutes sans cervelles, voir de froids bourreaux d’une révolution qui se perdra, se distinguent par une pureté qui ne devait rien au hasard. Génération née sous le knout des tsars, ils ont vu les manifestations réprimées, chargées par les cosaques, les sabots des chevaux écrasées les femmes et les enfants affamées. Soyons lucides, à combien d’exécutions sans pitié, d’humiliations, et d’oppression, répliquaient les excès qu’on put commettre les tchékistes et autres commissaires politiques ? Ils ont vécu comme un poison sans issu la paranoïa qui régnait dans le milieu révolutionnaire, tellement infiltré sous le régime impériale, qu’aucun conspirateur politique ni même une cellule entière n’était  à l’abri d’une dénonciation qui les condamnaient à la torture et aussi sûrement à la prison, voir à la pendaison.


Boris Pasternak dans son sublime roman fleuve  Le docteur Jivago  nous dresse le portrait de Pavel Antipov Pavlovitch, jeune étudiant baigné par l’idéal socialiste qui après 1917, pendant la guerre civile, parcourt le front sibérien sous le pseudonyme bolchevik de Strelnikov , dans un train blindé parsemé de drapeaux qui soulèvent d’énormes nuages de vapeurs blanches et que saluent de « hourrah ! » les marins rouges à son passage. Arrivé à l’improviste sur les points sensibles du front, son nom fait frémir. Il juge, condamne et fait exécuter ses arrêts sans sourciller. Il est l’illustration exemplaire de ses hommes et parfois de ses femmes, nous le verrons, dont l’idée inexpugnable est de servir d’arbitre entre la vie et les mauvais  principes qui la souille, de venger la vie. La grande révolution d’octobre lui en a donné les moyens et…les armes. Outre ceux qui sont entrés dans la légende comme les glorieux 26 commissaires de Bakou fusillés en 1918 par les gardes blancs, ou Moïse Salomonovitch Ouritski, chef de la Tcheka de Petrograd assassiné la même année, il existe un exemple significatif qui n’appartient pas à la littérature comme le personnage de Pasternak mais bien à l’Histoire réelle.  A la même époque Larissa Reisner est une jeune militante bolchevik, élégante et raffinée,  qui a composé une pièce de théâtre  sous forme d’essai à l’âge de 17 ans. Elle commence par travailler au service des biens culturels où elle s’épuise à protéger et répertorier le patrimoine artistique dans cette période de chaos qui voit la révolution soumise à un étau de plusieurs fronts qui se forme contre elle, à l’intérieur même et aux quatre coins de l’immense Russie. Cette tâche ne lui suffit guère quand elle épouse Feodor Raskolnikov, ancien étudiant sans le sou, élevé dans les sinistres internats tsaristes, organisateur de soviet de Kronstadt et nommé Commissaire à l’Etat Major général de la marine. Tant que durera la guerre civile, Larissa ne séparera jamais la cause qu’elle sert de son amour pour le jeune commissaire. Et c’est en véritable couple de cinéma, à la tête de la flottille de la Volga composé de marins de Kronstadt, qu’ils vont vivre un amour impétueux, de batailles navales en combats nocturnes contre les troupes blanches, en passant par les incursions en territoire ennemi. Car si Larissa est d’abord affecté à la section d’espionnage, elle rejoint vite l’homme qu’elle aime en tant que commissaire politique au sein de la Vème armée rouge. Toujours le doigt sur la détente, elle crève d’admiration pour les marins sales et mal nourris, mais toujours héroïques qu’elle entraîne au combat et qui après un bombardement, le moment de frayeur passé se jettent sur leurs pièces pour répliquer. Elle nous livre admirablement sur cette période : « Comment expliquer cela ? Par force, il faut inventer des mots qui l’emportent sur la lâcheté innée, inévitable, de la chair. » Elle tente de libérer son mari, capturé par les forces interventionnistes britanniques et qui est finalement libéré lors d’un échange de prisonniers. Enfin, ils terminent le conflit, toujours plus amoureux sur le pont de leur canonnière, qui les a porté de la Baltique jusqu’aux confins de la Perse.


Combien d’autres commissaires politiques ou tchékistes, aussi férocement caricaturés que l’éternel bolchevik au sourire sanglant, le couteau entre les dents n’ont pas accompli leur devoir qu'avec la cruauté mélancolique et la nécessité qui s’imposait ? La révolution était menacée et pour la sauver, il a fallu prendre bien des mesures terribles mais indispensables. Si il est des actions a leur actif, certes peu flatteuses, regrettables et parfois condamnables comme la répression des anarchistes, des grèves d’ouvriers  ou même de Kronstadt, commises pendant la guerre civile, comment pleurer sur les officiers blancs, les propriétaires tsaristes, les traîtres mencheviks, les popes ? En 1917-1921, le souvenir de la Commune de Paris de 1871 écrasée dans le sang par la réaction n’était pas loin et l’indulgence criminelle dont elle avait fait part était interprétée par les bolcheviks comme un signe de faiblesse. Ceux qui dénigraient cette Terreur rouge ne faisaient que chialer sur une révolution idéaliste, inspirée par la sensiblerie, qui n’aurait pas survécu. Si la contre révolution l’aurait emporté en Russie, il est indéniable qu'elle n’aurait pas été plus clémente, loin de là ! Cette certitude  d’une défaite possible et de la terrible répression qui pouvait s’abattre hantait le parti révolutionnaire et a justifier, un temps du moins, les mesures qu'il a pu prendre. Nombre de ces commissaires politiques et membres de la Tcheka n’ont jamais été les brutes machiavéliques qu'on a bien voulu nous faire croire, mais de jeunes hommes, assurément fanatiques et animés d’une passion sauvage mais surtout prêt a tout assumer pour que la révolution, symbole de tant d’espoir et menacé de toutes parts, survive. On sait ce qu'elle deviendra, mais c’est une autre histoire.


La cantatrice Nadia Pleviskaïa pourra continuer de rire de cette vermine rouge, il n y aura jamais grand monde pour admirer la trempe de ces jeunes hommes aux boucles slaves ou au visage d’antique guerrier d’Israël comme le décrivait Victor Serge dans ses Mémoires d’un révolutionnaire évoquant également  « La petite tchékiste blonde d’Odessa que l’on disait si sanguinaire ». La comtesse Marina Seminova qui se croit délicieusement romantique pourra toujours ricaner de ces personnalités écorchés d’hommes et de femmes aussi secrètes que farouches, non exempts d’un certain puritanisme, qui le browning en sautoir, prenaient le thé en lisant quelques vers avant de lancer leurs mots d’ordres et de verser leur sang à la face du vieux monde. Et si cette démonstration, jeune antimoderne, ne te convaincs pas, alors foutre ! Souviens toi bien de ce que disait Hergé à ces jeunes et très catholiques lecteurs des débuts : « La Tcheka à l’œil sur toi ô Tintin ! »


CE BON BOUGRE DE DOCTEUR RASPAIL


LES BONS CONSEILS DE CE BON BOUGRE DE DOCTEUR RASPAIL.
Extrait du manuel annuaire de la santé pour 1869.


Médication préventive et curative :
« On a soin à la fin de chaque repas, de se curer les dents et de se rincer la bouche avec une gorgée de vin ( foutre oui ! ) ou de l’eau tiède ( foutre non !).
Chaque matin on se brosse les dents avec de l’eau soit calcaire, soit alcalisée par deux ou trois gouttes d’eau sédative, ou bien avec une petite pincée à deux doigts, de cendre de bois par verre d’eau.
Si vous avec des dents creuses à faire plomber, n’acceptez pour ce service que des feuilles d’or, d’argent ou d’étain ; malédiction au dentiste qui emploierait un amalgame mercuriel. Le mieux est de se les plomber avec un grumeau de camphre qu’on enlève toutes les fois qu’on veut. Quand aux chicots, on se les lime jusqu’à la disparition du noir de la carie.
Si le mal persiste : On tient à la bouche des chiques galvaniques, ou le bout d’une cuillère d’étain. Si le mal persiste toujours : On se fait saigner la gencive au dessus de la dent malade au moyen de la pointe d’une aiguille et si ce dernier moyen reste inefficace, ayez recours à l’arracheur de dents. Les rages de dents les plus opiniâtres sont dues au plombage mercuriel. J’ai vu des personnes qui semblaient en devenir folle, en dépit de l’éther et de l’opium. »



HAHU ! BAHU ! ou JE SUIS LE RICTUS DE RAOUL RIGAULT

 RAOUL RIGAULT




Cette histoire, véridique sous toutes ses formes, commence une nuit de printemps au cœur du Quartier, je parle du quartier latin cela va sans dire, voilà quelque chose que je ne répéterais plus. Passablement éméché et malgré tout droit dans mes bottes, je descends la rue Gay-Lussac au petit trot des gens qui prennent comme une malédiction de rater le dernier métro. A l’angle de la rue Royer-Collard, j’entends une voix qui me hèle comme un frisson échappée des siècles, un relent de vieux cuir et de sang noir, des pieds nus raclant le pavé. Je m’arrête une seconde, met la main à ma poche, m’attendant à être soulagé d’une cigarette par quelque clochard errant. Je tends la cibiche à l’ombre poisseuse qui semble voguer le long du mur. Le râle continu rehaussé d’odieux jurons que l’on ne s’attend plus à entendre que dans de vieux romans naturalistes. Diable ! Me dis-je, sûrement un bavard, un conteur d’histoire plus ivre que moi, un emmerdeur de première classe qui va me faire manquer mon métro.

Afin de me donner la posture la plus lucide devant l’affable personnage qui décidément à quelque chose à me dire, j’allume la cigarette et ferme les yeux. Et la stupéfaction, j’entends un mot qui m’extirpe de ma soulerie. « Foutre ! Enfin un citoyen attentif, ce n’est pas trop tôt. »  Abasourdi devant le spectre qui vient se dresser devant moi, je ne réponds pas. « Ce coin pullule de décérébrés gommeux qui me rient à la barbe ». Et quel barbe ! Le petit homme qui pose fièrement devant moi, dévore la rue de sa barbe imposante, qui ne laisse au visage pour respirer, outre son front, que les deux petits éclairs gras de ses lorgnons, majestueusement posés devant ses yeux. L’aspect de son corps, sorte de loque flottante n’en est pas moins édifiant.
C’est une sorte de coloriage sale et râpé d’un vieil uniforme de commandant fédéré, sur lequel pendent horriblement des bouts de chairs sanglants, des bouts de cervelles qui s’échappent d’un trou béant sur sa tempe, sa cervelle !

Bon sang me dis-je, c’est lui ! Mes poils se hérissent. Oui cela ne peut être que lui. Raoul Rigault, ce blanquiste furibond, ce gamin cruel et sinistre, exécuté ici même il y a 139 ans, par des chasseurs à pieds de l’armée Versaillaise, à l’angle de la rue Gay-Lussac et de la rue Royer-Collard. Je sais ce que vous allez me dire, les fantômes n’existent pas. Mais ses plaintes gouailleuses ne trompent pas l’historien de comptoir que je suis. J’ai en face de moi, surgi des abysses de 1871, le citoyen procureur de la Commune de Paris, Raoul Rigault avec sa barbe de classe, qui fait la nique aux moustaches impériales et aux favoris monarchistes. N’importe qui poufferait sottement de Rigault, n’importe qui sauf moi. Cohn-Bendit, le Che et les autres icônes rebellisants de l’adolescence ne sont que des imposteurs. Rigault c’est LE monument du quartier latin, son âme ébouriffée, indomptable et subversive avec le poète François Villon. C’est à lui que l’on doit l’expression « Boul’mich’ » pour parler du boulevard Saint Michel, lui qui en athée et révolutionnaire militant avait rayé de son vocabulaire tous les « saint » et tout autre mot susceptible de rappeler l’ancien régime, ornant encore les noms de nos vieilles rues parisiennes. Ainsi dans sa bouche la rue Monsieur le Prince devenait « la rue Le » et la rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel, « la rue Hya-Michel ».

Chef de file de la Bohème révolutionnaire, Hébertiste entêté jusqu’à la caricature, Raoul Rigault était dans les dernières années du second Empire, l’homme le plus connu du quartier latin.

Il se distinguait comme un violent orateur et comme un des principaux meneurs des étudiants contestataires, et cela dans toutes les agitations politiques, chauffant le public (c’était son mot) à la Closerie des lilas, à la Reine Blanche, dans les brasseries, les estaminets borgnes et jusque dans les bals public, comme le Bullier (où à la sortie de celui-ci, on le voyait danser la carmagnole devant la statue du Maréchal Ney).

C’est dans ce même bal que Rigault, se flattant d’inventer une nouvelle danse (qui comme de nos jours, fleurissaient chaque semaine) interpréta le pas d’un cavalier seul, symbolisant par tel de jeu de jambes la grande joie du Père Duchêne devant la guillotine, par un autre sa grande colère ou encore la justice du peuple. C’est encore à lui que l’on doit le terme « purée » pour désigner une absinthe bien tassée, à peine diluée, locution qui fera son chemin, à une autre époque que la notre certes, jusqu'à être attribué comme sobriquet quelques années plus tard, à un des derniers compagnons de Verlaine ( que Rigault connaissait bien d’ailleurs ), le légendaire « Bibi La purée » dont l’origine de l’épithète ne fait aucun doute quant au penchant absinthique de ce dernier. On le montrait parfois aux touristes étrangers, après le Louvre ou aux jeunes étudiants arrivés de province, prisant du tabac avec ses gants toujours jaunes, crachant, buvant, interpellant les filles de petites vertus qu’il appelait « citoyennes prostituées ». Raoul Rigault cultivait la verve insolente, avait un penchant pour la provocation, les phrases bien sentis, parfois caduques mais toujours fracassantes et savait en user, laissant parfois ses interlocuteur déroutés. Ainsi dans un salon de Paris (il aimait a fréquenter celui de Nina de Villard) à un jeune homme qui  causant musique et littérature lui demanda ses opinions politiques, Rigault répondit qu’il était « Pachiste ». Voyant l’autre surpris, il s’échauffa, s’exclama avec de grands gestes, outré que le pauvre jeune homme, avocat de surcroît ne connaisse pas Jean-Nicolas Pache, chef des « Exagérés » et maire révolutionnaire de Paris en 1793, au plus fort de la Terreur.


En effet Raoul Rigault professait pour cette période une admiration sans borne, vouant au pilori les révolutionnaires trop timides ou corrompus comme Danton ou Robespierre, réservant toute son admiration, son respect  pour Ronsin, Clootz, Rossignol, Chaumette et oserais-le dire son culte pour Hébert, largement entretenu par le livre sur les hébertistes de Gustave Tridon, bras droit de Blanqui. Il avait même conçu les plans d’une guillotine à batterie électrique, selon lui capable de trancher les têtes de 500 réactionnaires à la minute.

Avant la Commune de 1871, Rigault était un militant blanquiste confirmé  et cela malgré son jeune âge (24 ans) et sa forte personnalité un brin mégalomane qui lui attirait la haine et la méfiance de beaucoup. Désireux d’assurer la liaison entre les ouvriers et les étudiants blanquistes, il était de tous les tumultes, de toutes les manifestations d’opposition contre le régime impérial et avait lancé 2 journaux. Le Barbare (journal matérialiste et littéraire dans lequel il s’exprimait ainsi : « Ennemi déclaré des escobards et des tartuffes, il les poursuivra sans relâche pour leur arracher leur masque dont ils se parent, et exposer au public leur faces de suspect et de traitres. » puis Le Démocrite (et non le Démocrate où il déclarait « Un athée digne de ce nom a une foi qui en vaut bien une autre, la foi en l’humanité » ). Il écopa ainsi d’une dizaine de condamnations.

Cette proximité involontaire avec les services de sureté, lui donna l’idée d’en étudier tous les secrets, tous les rouages. Tenant des fiches et des dossiers précis, il était capable et il l’a prouvé, de repérer n’importe quel indicateur ou mouchard de la police impériale qui tentait d’infiltrer une réunion.

Raoul Rigault bouillonnait, on dirait de nos jours qu’il serait un fanatique, mais son fanatisme avait parfois quelque chose de jovial, que certains apparentait à du cynisme. Rochefort disait de lui que « c’était un homme qui aurait fusillé son meilleur ami. » En 1869, à l’enterrement de Victor Noir, alors qu’une partie des manifestants, parmi lesquels nombres de jeunes blanquistes, voulaient tenter un coup de main spectaculaire dans le but, tout blanquiste, d’aboutir à une insurrection populaire, on vit Raoul Rigault se distinguer à la tête d’une petite armée estudiantine encadré par quelques rudes ouvriers. Laissons parler Vallès : «  Il n’ya  pas a barguigner, il a du chien ! Quand il dit à son revolver en le caressant, comme on tapote la joue d’un môme : Do, do, l’enfant do ! pour ajouter ensuite, en le menaçant gaiment du doigt : Faudra voir à te réveiller, moucheron ! et à péter sur les cipeaux, cela rassure le centre, qui ne croit pas qu’on blague ainsi quand on doit y aller pour de bon. Et cela ne déplaît point aux résolus qui sentent que ce gavroche à lunettes et à barbe crachera des balles aussi bien que des ordures au nez des soldats, et qu’il leur offrira sa poitrine comme il leur montrerait son derrière… ».
A la proclamation de la république le 4 septembre 1870, ses vertus « contre-policières » étant reconnues de tous, même de ses ennemis, il était nommé commissaire chef de la police politique à l’ex-préfecture comme on disait alors. Il ne la lâchera plus, ou guère longtemps ! Ayant pris part aux deux insurrections réclamant la Commune dans le Paris assiégé par les prussiens, celle du 31 octobre et celle du 22 janvier, il est après l’établissement de celle-ci le 28 mars 1871, nommé à la commission de la sureté générale et délégué à l’ex -préfecture de police.
S’entourant d’une équipe de choc, issue pour la plupart de la bohème du Quartier et/ou du milieu blanquiste, comme son propre secrétaire Gaston Da Costa (qui une fois sous les verrous, craquera devant le police Versaillaise et balancera nombre de planques de communards en fuite dont celle du brave Protot qui par chance aura le temps de s’éclipser à temps), Rigault fit preuve d’un anti cléricalisme viscéral, il multiplia les perquisitions dans les églises, les couvents ainsi que les vexations à l’égard du clergé, principale soutien du régime honni. On a retenu - entre autres-  cette anecdote amusante d’un interrogatoire mené par Rigault à l’encontre du jésuite Ducoudray suspecté de sympathie Versaillaise. Quand le délégué à la sureté lui demanda sa profession, l’autre lui répondit « serviteur de Dieu », Rigault renchérit en lui demandant ou habitait son maître, le curé répondit « partout ». Il ne restait à Rigault qu’à dicter a son greffier : « Ecrivez ! Ducoudray, serviteur d’un nommé Dieu en état de vagabondage. »

Rigault s’est également épuisé a éplucher tous les fichiers de l’ancienne police, démasquant ainsi certains vieux militants révolutionnaires « retournés » et travaillant pour la police impériale depuis de nombreuses années. Il y avait en outre fort à faire, car la capitale, des cafés de boulevard jusqu’aux bureaux même de l’état-major de la garde nationale, fourmillait d’espions et d’agents secrets à la solde de Versailles. Agacé par ce qu’elle considérait comme des excès, la Commune le destitua pour le nommer Procureur.

On a beaucoup glosé de l’action de Rigault à la tête de la police communarde, de ses légèretés, de son fanatisme et cela aussi bien chez les Versaillais que dans ses propres rangs. Pour sûr c’était un fanatique et il avait raison, il savait que les Versaillais allaient réprimer l’insurrection dans un bain de sang. La guerre civile était là qu’on le veuille ou non et il eu mieux valu pour les communards de la faire à fond, de ne pas paraître aussi naïfs qu’ils l’ont parfois été. Raoul Rigault était un homme à poigne dont les déclarations parfois extrémistes, enflammées, furent plus intelligentes et plus justes que celles de ses médisants qui se cachèrent quand l’orage arriva. En effet, le 24 mai 1871 alors que les premières unités de l’armée Versaillaise étaient en vue du quarter latin, son quartier, Raoul Rigault endossa son uniforme aux revers écarlate de commandant de la Garde Nationale, qu’il n’avait mis qu’une fois jusqu’à ce jour fatidique.
A ses amis, dont Vuillaume journaliste au Père Duchêne qu’il rencontra aux alentours de la Sorbonne et qui ne purent s’empêcher de sourire le voyant ainsi attifé, la barbe et les binocles sous le képi à grenade d’argent, il affirma en riant : «  SI ON MEURT, IL FAUT AU MOINS MOURIR PROPREMENT. CA SERT POUR LA PROCHAINE. » Il ne pouvait si bien dire. On le vit courir vers une mort certaine, qu’on eu pu prendre pour un suicide déguisé, symbole d’un romantisme malsain, propre à d’autres communards comme Flourens, Delescluze ou Varlin. Quelques heures plus tard, après avoir combattu autour de la rue Soufflot, il était capturé devant l’hôtel Gay-Lussac. Les soldats, certains d’avoir fait une bonne prise, voulurent le conduire à la cour martiale qui siégeait au Luxembourg.

Et c’est là, à l’angle de la rue Gay-Lussac et Royer-Collard, qu’un sous- officier lui demanda de crier « A bas la Commune ». Après un dernier rictus de dédain, Raoul Rigault s’écria « Vous êtes des assassins, VIVE LA COMMUNE ! » Il tomba instantanément, foudroyé par le soudard qui lui déchargea son revolver dans la tête, le sang de sa cervelle arrosant le pavé.


C’est le fantôme de cet homme, son esprit, qui se tient là devant moi sous la lumière blafarde du réverbère. Il parait serein mon fantôme, presque intimement rassuré, comme si il avait deviné que je savais tout ce qu’on pouvait savoir de lui 139 années après sa mort tragique, violente, oubliée.
D’un coup profitant de mon désarroi, le fantôme ricanant, m’enveloppe de son manteau tragique, et manque de me faire vaciller. Instantanément, je sens le fluide de son extraordinaire présence me refouler face au mur qui borde le trottoir sur lequel il y a encore une seconde, je titubais. Considérant la pierre, j’y remarque stupéfait, des excavations circulaires qui sans nul doute proviennent de coups de feu tirés.

Datent-elles du printemps 71 ? Je veux dire de ce printemps 1871, le plus pur, le plus terrifiant.

Ce qui m’intrigue le plus, c’est que je suis certain que ces marques ne se voyaient pas avant l’arrivée de mon fantôme. Putain, mon métro ! Un instant, l’amère réalité quotidienne revient me secouer à la surface de cette invraisemblable histoire. Je tente d’expliquer à Raoul Rigault que la RATP ne badine pas avec les horaires…surtout quand il s’agit des dernières rames de la nuit.

Celui-ci est bien déterminé à ne pas me lâcher.

Dans un langage émasculé, ponctué d’injures de toutes sortes, propres à faire rougir une compagnie de jésuite et qui déchirent la robe de cette belle nuit, Raoul Rigault m’expose ses occultes desseins. Il veut réveiller tous les morts de la Commune, 30 000 me dit-il, pas moins il en est sûr, il les voit. Ils sont partout, sous les pavés, sous la terre des parcs et des squares, il n’en démord pas. Les femmes qui crachaient sur les officiers, les hommes qui insultaient le peloton d’exécution, cigare au bec, tous les fusillés. Il insiste pour que je lui dégote un ballon, une montgolfière vous comprenez ?  Sur son ballon il s’imagine semer sur la capitale et la banlieue des milliers de bouquets d’immortelles, pour réveiller le grand troupeau des morts au front rouge, les morts de 1871. Je me demande s’il délire.

Je ne sais plus où je suis, complètement rivé à son crin féroce, à cette barbe dont le charme apotropaïque me fascine. Il me parle du fantôme de Gustave Maroteau, ce pimpant christ de la révolution mort en déportation, qui peine à revenir en France à dos de Baleine. Je me rends compte qu’il est fou mon fantôme, complètement allumé et que je commence à aimer sa folie. Il me dit encore que son cœur se soulève de dégoût quand il voit toute cette populace vaquer tranquillement à ses occupations, l’indifférence des passants envers ces ruelles où sont tombés contre les murs sales, tant des siens. Il me fait l’impression étourdissante d’un félin hirsute, blessé à mort, errant, cherchant un refuge dans ce Paris qui a tant changé depuis 1871, mais qui reste voué à l’éternel retour. De son doigt translucide, je le vois désigner l’assassin, pointer la couronne céleste de l’obscurité. Mais il rit, il rit toujours Raoul Rigault, de ces éclats qu’il mêle à son vieux cri de guerre estudiantin « HAHU ! BAHU ! », de ce rie conspirateur et insolent qui me glace le sang et tourne la page de la nuit. Plus de métro.

Il n’y a bien qu’une rencontre fortuite avec une créature de l’autre sexe (inutile au demeurant) ou avec le fantôme d’un illustre passé, qui puisse ne pas vous faire regretter d’avoir raté le dernier métro.

Depuis cette apparition, car il ne fait aucun doute que je ne divaguais pas, Raoul Rigault sait me retrouver chez moi et s’assied souvent à mes côtés, sa barbe et ses âcres jurons foulant ma solitude. Je lui sers selon son humeur une limonade ou une bonne absinthe qu’il savoure allégrement jusqu’à l’aube des pages rouges. Nous partageons ainsi nos indignations, nos doux caprices et surtout nos haines avant d’endosser chacun de notre côté, ce mutisme fier et cynique qui nous arme et fait de nous des êtres dédaigneux, des gamins vagues, maudits par le temps.

Depuis, je porte en moi quelques pincées de la propre mort de Raoul Rigault, un peu de tous ses cadavres venus du ciel pourpre sous la terre de Paris, de ses fusillés aux crânes éclatés, aux poitrines souillées, de ces éclaboussures qui ne sècheront jamais. Et parfois la nuit, je me glisse dans sa peau meurtri, je bats le rappel au néant, de toutes les victimes qui me hantent, je jette l’anathème sur la chaire moderne et sacrée de Paris.

Irréparablement, je suis le rictus de Raoul Rigault.





THE CHARGE OF THE LIGHT BRIGADE



The charge of the Light Brigade. Une édition "collector" vient de sortir. Pas celui avec Errol Flynn, gominé comme Elvis. Celui de 1968...
Pour ceux qui ne l'auraient jamais vu... (re)parlons en:
On n'aura jamais vu un film de guerre aussi anglais et aussi... anglophobe. Je m'explique. Bien que directement inspiré du livre de Cecil Woodham-Smith, ce film historique sabre de la plus belle façon, et l'éthique de la société britannique et son armée! Mais comment vous dire? Rien à voir avec ces films français trop didactiques et qui frappent là où on sait déjà qu'ils vont frapper. C'est beau! C'est grand! Des lapsus trop révélateurs de Lord Raglan qui s'entête à dire "français" quand il veut désigner l'ennemi qui est russe... aux dessins animés style psychédélique, c'est magnifique... (sans dire trop de bêtises, il me semble que ce sont les mêmes qui ont bossés avec les Monthy Python, voyez le genre, hein?). Et cet admirable couple de ganaches que forment Lord Lucan et Lord Cradigan! Putain oui, quelle connerie ce film, c'est beau. C'est même très beau.

L'ordre fameux...


Par contre ne vous attendez pas à voir des français. A lire le livre de Woodham-Smith, on irait presque croire que nous n’y étions pas. Ou lorsque nous y sommes (je parle de nous les mangeurs de grenouilles) c'est pour accumuler conneries sur conneries. Ainsi pour elle, ce sont nos fiers chacals, les zouaves, qui sont à la bourre pendant la bataille de l'Alma. C'est encore ces idiots de français qui retardent la prise de Sébastopol. J'en passe! En dehors de ça, l'analyse de caste si spécifique que constituent les officiers généraux britanniques est superbe (des attardés mentaux). Le livre est bonnard. Mais une lecture du Gouttman sur la Guerre de Crimée (puisque c'est de ça qu'il s'agit) ne sera pas de trop, si vous voulez faire contrepoids à certaines affabulations d'une vielle lady anglaise. Heureusement le film ne s'attarde pas plus que ça là-dessus. Même si nous passons un peu pour des buses avec un Saint-Arnaud plus sénile que malade... bref!







Au niveau des acteurs, outre la trotskyste Vanessa Redgrave vous verrez... Il y a Hemmings. Hemmings qui est anglais aussi.
David Hemmings, que j’abhorre pour des raisons personnelles dans Blow Up et que j’admire pour sa prestation du capitaine Lewis Nolan dans The charge of the Light Brigade . Un capitaine anglais comme Nolan, ça ne se fait plus. C'est LA figure de l'officier et si brillamment interprété par ce gandin albionnais d'Hemmings. C'est si bête et si beau... que ça ne peut que me plaire. Au contraire, un photographe de mode à la Blow Up est bien trop moderne. C'est même le type du héros moderne, qui ne mérite qu'une balle dans le fion. Le Nolan de Hemmings est d’une autre trempe. Question tarif, il a été servi! Il a été fauché en pleine charge. Il n’attendait rien d’autre.


Nolan dans le film: "One day, there will be an army where troopers need not be forced to fight, by floggings or hard reins. An army-- a Christian army-- that fights because it is paid well to fight, and fights well because its women and children are cared for. An army that is efficient and of a professional feather. I must fight for such and army. That army will bring the first of the modern wars, and the last of the gallop."

Le capitaine Lewis Nolan d'après une gravure contemporaine.

Pour cette édition collector comme ils disent... une version muette d'un film de 1912 restauré par le British  Film Machin, une plaidoirie d'historien du cinéma (après tout il y a bien des historiens des sous-vêtements); quelques notes sur la guerre de Crimée et le poème de Tennyson en angliche avec une traduction évidemment inédite.
Pas de quoi s'emballer. Ceci dit, si vous ne l'avez jamais vu, je conseille fortement. A voir et à revoir, mais surtout pas en famille. Chez moi il y en a toujours pour demander "qu'est ce qu'il a dit ?", "pourquoi ils font ça?" etc etc... non matez ça pépère.

Allez le bar est fermé! Non il vient d'ouvrir! "England is Looking Well."





Quelques extraits:


[Lord Cardigan inspecte ses hussards]

Lord Cardigan: I do not propose to recount my life in any detail, what is what. No damn business of anyone, what is what. I am Lord Cardigan, that is what! Them Cherrybums, you see 'em tight, my Cherrybums, I keep 'em tight. Ten thousand a year out of me own pocket I spend to clothe 'em. A master cutler sharps their swords, and I keep 'em tight-stitched, cut to a shadow. Good! If they can't fornicate, they can't fight, and if they don’t fight hard, I'll flog their backs raw, for all their fine looks!




[Pendant le bal de Lady Scarlett.]

Lord Cardigan: [s’adressant à son ami Burgh, tout en observant libidineusement la flopée de jeunes demoiselles] All this swish and tit gets my sniffing nose up! I shall have to fetch it off, tonight, Squire, had me Cherrybums out today, always makes me randified!





[Au mess des officiers.]

Un officier: What colour is the Russian enemy?

L'officier professeur d'équitation Mogg: Sneaky colour.

L'officier-payeur Duberly: Gwey. Your Russian is gwey. Which is why he can't be seen. Which is why his pwomotion is slow.

Le premier officier: With a little breeding, an Englishman can buy his advancement.

Mogg: [désignant Duberly] He and Hi are not hable to buy our advancement, we have to hobtain it by our habilities!





[Dans le burlingue de Lord Raglan.] 

General Airey: It does look like war.

Lord Raglan: Does it? I do think the French have been asking for it, ever since they had my arm.

Airey: But it won't be the French.

Raglan: Won't it be the French?

Airey: I've got a map, somewhere, of who it ought to be.

[Le général déroule une carte au pif, c'est celle de France.]

Airey: Well, it might be the French. It might always be the French.

Raglan: I knew it would be.




[Raglan s'adresse à ses commandants de brigades.]


Lord Raglan: War. This is war, gentlemen. Our passage to India is threatened, I should think, wouldn't you? The honour, the reputation, the glory of England is threatened, and the Queen's Majesty is sure to be threatened, she is. Poor brave weak little, sick little Turkey--

General Airey: [le plus sentencieusement du monde] "The Sick Man of Europe."

Raglan: Yes, though I prefer to consider her as a young woman, hands up, fluttered, defenceless-- if she should fall to the Tyrant, eh? If the Turks go down like cards, flip-flop, then next, up our own Solent, and our own Queen will come the Russians! Ships and guns to rip our country into shame!




[Pendant la bataille de l'Alma la cavalerie britannique a ordre de ne surtout pas bouger. Lord Lucan s'impatiente et caracole devant Lord Cardigan et la Brigade légère.]

Lord Cardigan: Lucan, you're a stew-stick!

Lord Lucan: Fetch off!

Cardigan: Poltroon.

Lucan: Bum roll!

Cardigan: Draw your horse from 'round your ears, and bring your head out of his arse!




[Après un charge, un cavalier du 17e lancier vient à l'aide d'un hussard blessé.]

Le hussard blessé: If that an Englishman?

Lancier: Yes, old chap. You've been wounded by a cut across your eyes which has blinded you.

Le hussard: Am I in pain?

Lancier: You are in pain, I believe.





  



J'oubliais quand même:

The Reason Why, Story of the Fatal Charge of the Light Brigade, Cecil Woodham-Smith.
Il existe une bonne traduction française, pas cher de surcroît mais qui porte traîtreusement le sous-titre de "roman".
La Guerre de Crimée (1853-1856), Alain Gouttman.
C'est ressorti en poche et c'est du costaud (dans tous les sens du terme).



Le bar est ouvert!


Essayons de faire court. Ici, il sera question d'Histoire et d'histoire. De la petite et de la grande. Indissociable à mon avis. Un peu des sales coups de surins du major de l'immortalité, de ses mémorables chiasses de haine. De l'absomphe bien sûr, de l'antimodernisme pourpre et renaissant de ses cendres, de l'histoire des moeurs, de l'histoire politique, musicale, littéraire, sociale ou militaire. Celle que j'ai dans les veines, celle qui me passionne... celle qui m'as pris.


« Dans mes dégoûts surtout,
j’ai des goûts élégants ;
Tu sais j’avais lâché la vie avec des gants. » 
Tristan Corbière