RAOUL RIGAULT
Cette histoire, véridique sous toutes ses formes, commence
une nuit de printemps au cœur du Quartier, je parle du quartier latin cela va
sans dire, voilà quelque chose que je ne répéterais plus. Passablement éméché
et malgré tout droit dans mes bottes, je descends la rue Gay-Lussac au petit
trot des gens qui prennent comme une malédiction de rater le dernier métro. A
l’angle de la rue Royer-Collard, j’entends une voix qui me hèle comme un
frisson échappée des siècles, un relent de vieux cuir et de sang noir, des
pieds nus raclant le pavé. Je m’arrête une seconde, met la main à ma poche,
m’attendant à être soulagé d’une cigarette par quelque clochard errant. Je
tends la cibiche à l’ombre poisseuse qui semble voguer le long du mur. Le râle continu
rehaussé d’odieux jurons que l’on ne s’attend plus à entendre que dans de vieux
romans naturalistes. Diable ! Me dis-je, sûrement un bavard, un conteur
d’histoire plus ivre que moi, un emmerdeur de première classe qui va me faire
manquer mon métro.
Afin de me donner la posture la plus lucide devant l’affable
personnage qui décidément à quelque chose à me dire, j’allume la cigarette et
ferme les yeux. Et la stupéfaction, j’entends un mot qui m’extirpe de ma
soulerie. « Foutre ! Enfin un citoyen attentif, ce n’est pas trop
tôt. » Abasourdi devant le spectre
qui vient se dresser devant moi, je ne réponds pas. « Ce coin pullule de
décérébrés gommeux qui me rient à la barbe ». Et quel barbe ! Le petit
homme qui pose fièrement devant moi, dévore la rue de sa barbe imposante, qui
ne laisse au visage pour respirer, outre son front, que les deux petits éclairs
gras de ses lorgnons, majestueusement posés devant ses yeux. L’aspect de son
corps, sorte de loque flottante n’en est pas moins édifiant.
C’est une sorte de
coloriage sale et râpé d’un vieil uniforme de commandant fédéré, sur lequel pendent
horriblement des bouts de chairs sanglants, des bouts de cervelles qui s’échappent
d’un trou béant sur sa tempe, sa cervelle !
Bon sang me dis-je, c’est lui ! Mes poils se hérissent.
Oui cela ne peut être que lui. Raoul Rigault, ce blanquiste furibond, ce gamin
cruel et sinistre, exécuté ici même il y a 139 ans, par des chasseurs à pieds
de l’armée Versaillaise, à l’angle de la rue Gay-Lussac et de la rue
Royer-Collard. Je sais ce que vous allez me dire, les fantômes n’existent pas.
Mais ses plaintes gouailleuses ne trompent pas l’historien de comptoir que je
suis. J’ai en face de moi, surgi des abysses de 1871, le citoyen procureur de
la Commune de Paris, Raoul Rigault avec sa barbe de classe, qui fait la nique
aux moustaches impériales et aux favoris monarchistes. N’importe qui poufferait
sottement de Rigault, n’importe qui sauf moi. Cohn-Bendit, le Che et les autres
icônes rebellisants de l’adolescence ne sont que des imposteurs. Rigault c’est
LE monument du quartier latin, son âme ébouriffée, indomptable et subversive
avec le poète François Villon. C’est à lui que l’on doit l’expression « Boul’mich’ »
pour parler du boulevard Saint Michel, lui qui en athée et révolutionnaire
militant avait rayé de son vocabulaire tous les « saint » et tout
autre mot susceptible de rappeler l’ancien régime, ornant encore les noms de
nos vieilles rues parisiennes. Ainsi dans sa bouche la rue Monsieur le Prince
devenait « la rue Le » et la rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel,
« la rue Hya-Michel ».
Chef de file de la Bohème révolutionnaire,
Hébertiste entêté jusqu’à la caricature, Raoul Rigault était dans les dernières
années du second Empire, l’homme le plus connu du quartier latin.
Il se
distinguait comme un violent orateur et comme un des principaux meneurs des
étudiants contestataires, et cela dans toutes les agitations politiques,
chauffant le public (c’était son mot) à la Closerie des lilas, à la Reine
Blanche, dans les brasseries, les estaminets borgnes et jusque dans les bals
public, comme le Bullier (où à la sortie de celui-ci, on le voyait danser la
carmagnole devant la statue du Maréchal Ney).
C’est dans ce même bal que
Rigault, se flattant d’inventer une nouvelle danse (qui comme de nos jours,
fleurissaient chaque semaine) interpréta le pas d’un cavalier seul, symbolisant
par tel de jeu de jambes la grande joie du Père Duchêne devant la guillotine,
par un autre sa grande colère ou encore la justice du peuple. C’est encore à
lui que l’on doit le terme « purée » pour désigner une absinthe bien
tassée, à peine diluée, locution qui fera son chemin, à une autre époque que la
notre certes, jusqu'à être attribué comme sobriquet quelques années plus tard, à
un des derniers compagnons de Verlaine ( que Rigault connaissait bien
d’ailleurs ), le légendaire « Bibi La purée » dont l’origine de
l’épithète ne fait aucun doute quant au penchant absinthique de ce dernier. On
le montrait parfois aux touristes étrangers, après le Louvre ou aux jeunes
étudiants arrivés de province, prisant du tabac avec ses gants toujours jaunes,
crachant, buvant, interpellant les filles de petites vertus qu’il appelait
« citoyennes prostituées ». Raoul Rigault cultivait la verve
insolente, avait un penchant pour la provocation, les phrases bien sentis,
parfois caduques mais toujours fracassantes et savait en user, laissant parfois
ses interlocuteur déroutés. Ainsi dans un salon de Paris (il aimait a
fréquenter celui de Nina de Villard) à un jeune homme qui causant musique et littérature lui demanda
ses opinions politiques, Rigault répondit qu’il était « Pachiste ».
Voyant l’autre surpris, il s’échauffa, s’exclama avec de grands gestes, outré
que le pauvre jeune homme, avocat de surcroît ne connaisse pas Jean-Nicolas Pache,
chef des « Exagérés » et maire révolutionnaire de Paris en 1793, au
plus fort de la Terreur.
En effet Raoul Rigault professait pour cette période une
admiration sans borne, vouant au pilori les révolutionnaires trop timides ou
corrompus comme Danton ou Robespierre, réservant toute son admiration, son
respect pour Ronsin, Clootz, Rossignol,
Chaumette et oserais-le dire son culte pour Hébert, largement entretenu par le
livre sur les hébertistes de Gustave Tridon, bras droit de Blanqui. Il avait
même conçu les plans d’une guillotine à batterie électrique, selon lui capable
de trancher les têtes de 500 réactionnaires à la minute.
Avant la Commune de
1871, Rigault était un militant blanquiste confirmé et cela malgré son jeune âge (24 ans) et sa
forte personnalité un brin mégalomane qui lui attirait la haine et la méfiance
de beaucoup. Désireux d’assurer la liaison entre les ouvriers et les étudiants
blanquistes, il était de tous les tumultes, de toutes les manifestations d’opposition
contre le régime impérial et avait lancé 2 journaux. Le Barbare (journal
matérialiste et littéraire dans lequel il s’exprimait ainsi :
« Ennemi déclaré des escobards et des
tartuffes, il les poursuivra sans relâche pour leur arracher leur masque dont
ils se parent, et exposer au public leur faces de suspect et de
traitres. » puis Le Démocrite (et non le Démocrate où il déclarait
« Un athée digne de ce nom a une foi
qui en vaut bien une autre, la foi en l’humanité » ). Il écopa ainsi d’une
dizaine de condamnations.
Cette proximité involontaire avec les services de sureté,
lui donna l’idée d’en étudier tous les secrets, tous les rouages. Tenant des
fiches et des dossiers précis, il était capable et il l’a prouvé, de repérer
n’importe quel indicateur ou mouchard de la police impériale qui tentait
d’infiltrer une réunion.
Raoul Rigault bouillonnait, on dirait de nos jours
qu’il serait un fanatique, mais son fanatisme avait parfois quelque chose de
jovial, que certains apparentait à du cynisme. Rochefort disait de lui que
«
c’était un homme qui aurait
fusillé son meilleur ami. » En 1869, à l’enterrement de Victor Noir,
alors qu’une partie des manifestants, parmi lesquels nombres de jeunes
blanquistes, voulaient tenter un coup de main spectaculaire dans le but, tout
blanquiste, d’aboutir à une insurrection populaire, on vit Raoul Rigault se distinguer
à la tête d’une petite armée estudiantine encadré par quelques rudes ouvriers.
Laissons parler Vallès :
«
Il n’ya pas a barguigner, il a du
chien ! Quand il dit à son revolver en le caressant, comme on tapote la
joue d’un môme : Do, do, l’enfant do ! pour ajouter ensuite, en le
menaçant gaiment du doigt : Faudra voir à te réveiller, moucheron !
et à péter sur les cipeaux, cela rassure le centre, qui ne croit pas qu’on
blague ainsi quand on doit y aller pour de bon. Et cela ne déplaît point aux résolus
qui sentent que ce gavroche à lunettes et à barbe crachera des balles aussi
bien que des ordures au nez des soldats, et qu’il leur offrira sa poitrine
comme il leur montrerait son derrière… ».
A la proclamation de la république le 4 septembre 1870, ses
vertus « contre-policières » étant reconnues de tous, même de ses
ennemis, il était nommé commissaire chef de la police politique à
l’ex-préfecture comme on disait alors. Il ne la lâchera plus, ou guère
longtemps ! Ayant pris part aux deux insurrections réclamant la Commune
dans le Paris assiégé par les prussiens, celle du 31 octobre et celle du 22
janvier, il est après l’établissement de celle-ci le 28 mars 1871, nommé à la
commission de la sureté générale et délégué à l’ex -préfecture de police.
S’entourant
d’une équipe de choc, issue pour la plupart de la bohème du Quartier et/ou du
milieu blanquiste, comme son propre secrétaire Gaston Da Costa (qui une fois
sous les verrous, craquera devant le police Versaillaise et balancera nombre de
planques de communards en fuite dont celle du brave Protot qui par chance aura
le temps de s’éclipser à temps), Rigault fit preuve d’un anti cléricalisme
viscéral, il multiplia les perquisitions dans les églises, les couvents ainsi
que les vexations à l’égard du clergé, principale soutien du régime honni. On a
retenu - entre autres- cette anecdote
amusante d’un interrogatoire mené par Rigault à l’encontre du jésuite Ducoudray
suspecté de sympathie Versaillaise. Quand le délégué à la sureté lui demanda sa
profession, l’autre lui répondit « serviteur de Dieu », Rigault
renchérit en lui demandant ou habitait son maître, le curé répondit
« partout ». Il ne restait à Rigault qu’à dicter a son
greffier :
« Ecrivez !
Ducoudray, serviteur d’un nommé Dieu en état de vagabondage. »
Rigault
s’est également épuisé a éplucher tous les fichiers de l’ancienne police,
démasquant ainsi certains vieux militants révolutionnaires
« retournés » et travaillant pour la police impériale depuis de
nombreuses années. Il y avait en outre fort à faire, car la capitale, des cafés
de boulevard jusqu’aux bureaux même de l’état-major de la garde nationale,
fourmillait d’espions et d’agents secrets à la solde de Versailles. Agacé par
ce qu’elle considérait comme des excès, la Commune le destitua pour le nommer
Procureur.
On a beaucoup glosé de l’action de Rigault à la tête de la
police communarde, de ses légèretés, de son fanatisme et cela aussi bien chez
les Versaillais que dans ses propres rangs. Pour sûr c’était un fanatique et il
avait raison, il savait que les Versaillais allaient réprimer l’insurrection
dans un bain de sang. La guerre civile était là qu’on le veuille ou non et il
eu mieux valu pour les communards de la faire à fond, de ne pas paraître aussi
naïfs qu’ils l’ont parfois été. Raoul Rigault était un homme à poigne dont les
déclarations parfois extrémistes, enflammées, furent plus intelligentes et plus
justes que celles de ses médisants qui se cachèrent quand l’orage arriva. En
effet, le 24 mai 1871 alors que les premières unités de l’armée Versaillaise
étaient en vue du quarter latin, son quartier, Raoul Rigault endossa son
uniforme aux revers écarlate de commandant de la Garde Nationale, qu’il n’avait
mis qu’une fois jusqu’à ce jour fatidique.
A ses amis, dont Vuillaume
journaliste au Père Duchêne qu’il rencontra aux alentours de la Sorbonne et qui
ne purent s’empêcher de sourire le voyant ainsi attifé, la barbe et les
binocles sous le képi à grenade d’argent, il affirma en riant :
« SI ON MEURT, IL FAUT AU MOINS MOURIR
PROPREMENT. CA SERT POUR LA PROCHAINE. » Il ne pouvait si bien dire. On
le vit courir vers une mort certaine, qu’on eu pu prendre pour un suicide
déguisé, symbole d’un romantisme malsain, propre à d’autres communards comme
Flourens, Delescluze ou Varlin. Quelques heures plus tard, après avoir combattu
autour de la rue Soufflot, il était capturé devant l’hôtel Gay-Lussac. Les
soldats, certains d’avoir fait une bonne prise, voulurent le conduire à la cour
martiale qui siégeait au Luxembourg.
Et c’est là, à l’angle de la rue
Gay-Lussac et Royer-Collard, qu’un sous- officier lui demanda de crier
« A bas la Commune ». Après un
dernier rictus de dédain, Raoul Rigault s’écria
« Vous êtes des assassins, VIVE LA COMMUNE ! » Il
tomba instantanément, foudroyé par le soudard qui lui déchargea son revolver
dans la tête, le sang de sa cervelle arrosant le pavé.
C’est le fantôme de cet homme, son esprit, qui se tient là
devant moi sous la lumière blafarde du réverbère. Il parait serein mon fantôme,
presque intimement rassuré, comme si il avait deviné que je savais tout ce
qu’on pouvait savoir de lui 139 années après sa mort tragique, violente,
oubliée.
D’un coup profitant de mon désarroi, le fantôme ricanant, m’enveloppe
de son manteau tragique, et manque de me faire vaciller. Instantanément, je
sens le fluide de son extraordinaire présence me refouler face au mur qui borde
le trottoir sur lequel il y a encore une seconde, je titubais. Considérant la
pierre, j’y remarque stupéfait, des excavations circulaires qui sans nul doute
proviennent de coups de feu tirés.
Datent-elles du printemps 71 ? Je veux
dire de ce printemps 1871, le plus pur, le plus terrifiant.
Ce qui m’intrigue
le plus, c’est que je suis certain que ces marques ne se voyaient pas avant
l’arrivée de mon fantôme. Putain, mon métro ! Un instant, l’amère réalité
quotidienne revient me secouer à la surface de cette invraisemblable histoire.
Je tente d’expliquer à Raoul Rigault que la RATP ne badine pas avec les
horaires…surtout quand il s’agit des dernières rames de la nuit.
Celui-ci est
bien déterminé à ne pas me lâcher.
Dans un langage émasculé, ponctué d’injures
de toutes sortes, propres à faire rougir une compagnie de jésuite et qui
déchirent la robe de cette belle nuit, Raoul Rigault m’expose ses occultes
desseins. Il veut réveiller tous les morts de la Commune, 30 000 me
dit-il, pas moins il en est sûr, il les voit. Ils sont partout, sous les pavés,
sous la terre des parcs et des squares, il n’en démord pas. Les femmes qui
crachaient sur les officiers, les hommes qui insultaient le peloton
d’exécution, cigare au bec, tous les fusillés. Il insiste pour que je lui
dégote un ballon, une montgolfière vous comprenez ? Sur son ballon il s’imagine semer sur la
capitale et la banlieue des milliers de bouquets d’immortelles, pour réveiller
le grand troupeau des morts au front rouge, les morts de 1871. Je me demande s’il délire.
Je ne sais plus où je suis, complètement rivé à son crin féroce, à
cette barbe dont le charme apotropaïque me fascine. Il me parle du fantôme de
Gustave Maroteau, ce pimpant christ de la révolution mort en déportation, qui
peine à revenir en France à dos de Baleine. Je me rends compte qu’il est fou
mon fantôme, complètement allumé et que je commence à aimer sa folie. Il me dit
encore que son cœur se soulève de dégoût quand il voit toute cette populace
vaquer tranquillement à ses occupations, l’indifférence des passants envers ces
ruelles où sont tombés contre les murs sales, tant des siens. Il me fait
l’impression étourdissante d’un félin hirsute, blessé à mort, errant, cherchant
un refuge dans ce Paris qui a tant changé depuis 1871, mais qui reste voué à l’éternel
retour. De son doigt translucide, je le vois désigner l’assassin, pointer la
couronne céleste de l’obscurité. Mais il rit, il rit toujours Raoul Rigault, de
ces éclats qu’il mêle à son vieux cri de guerre estudiantin «
HAHU ! BAHU ! », de ce
rie conspirateur et insolent qui me glace le sang et tourne la page de la nuit. Plus de métro.
Il n’y a bien qu’une rencontre fortuite avec une créature de
l’autre sexe (inutile au demeurant) ou avec le fantôme d’un illustre passé, qui
puisse ne pas vous faire regretter d’avoir raté le dernier métro.
Depuis cette
apparition, car il ne fait aucun doute que je ne divaguais pas, Raoul Rigault
sait me retrouver chez moi et s’assied souvent à mes côtés, sa barbe et ses âcres
jurons foulant ma solitude. Je lui sers selon son humeur une limonade ou une
bonne absinthe qu’il savoure allégrement jusqu’à l’aube des pages rouges. Nous
partageons ainsi nos indignations, nos doux caprices et surtout nos haines
avant d’endosser chacun de notre côté, ce mutisme fier et cynique qui nous arme
et fait de nous des êtres dédaigneux, des gamins vagues, maudits par le temps.
Depuis, je porte en moi quelques pincées de la propre mort de Raoul Rigault, un
peu de tous ses cadavres venus du ciel pourpre sous la terre de Paris, de ses
fusillés aux crânes éclatés, aux poitrines souillées, de ces éclaboussures qui
ne sècheront jamais. Et parfois la nuit, je me glisse dans sa peau meurtri, je bats
le rappel au néant, de toutes les victimes qui me hantent, je jette l’anathème
sur la chaire moderne et sacrée de Paris.
Irréparablement, je suis le rictus de
Raoul Rigault.